Après Sous ma robe, mon coeur, Estelle Meyer donne naissance à son nouveau spectacle, Niquer la fatalité. Et tricote le récit de sa vie, de fille à femme, avec les convictions et luttes de Gisèle Halimi. Un échange fantasmatique qui déploie ses ailes en musique en une cérémonie libératrice.
On la sait comédienne puissante, incarnée, exigeante, capable de tous les registres. Capable de tout en fait. On l’a vue chez Guillaume Vincent, François Orsoni, Joséphine Serre, entre autres compagnons de route, tantôt tragique, comique, dramatique, hiératique, expansive ou en retenue, cultivant l’extravagance ou la sobriété avec une conscience, toujours, de l’endroit juste. Et chaque fois, elle irradie. Présence lumineuse, voix rocailleuse, corps ancré, Estelle Meyer est une interprète complète qui sert la langue avec une dévotion amoureuse et chante magistralement. Avec Sous ma robe, mon coeur, elle se lançait il y a quelques années dans un premier seule en scène sous la forme d’un récital théâtral. Déjà, nous étions dans le rituel ardent, le public invité à faire communauté dans la joie de l’art partagé,dans l’exploration de nos féminités par le biais de chansons mordorées, révélant une écriture gourmande et épicée, savoureuse et généreuse. Une écriture déjà cathartique et chamanique. Une écriture organique qui palpite, débarrassée des tabous et carcans. Tout était déjà là dans ce premier opus, mais en germe. Une première pierre déposée. Ou plutôt une première graine.
Avec ce second projet, dans la continuité du précédent, un pas est franchi, immense et affirmé. Un pas de géante. Niquer la fatalité déploie les ailes d’une artiste qui s’exprime triplement, par le texte, par le chant, par la scène et franchit ici un cap notoire dans son sujet. En puisant dans sa rencontre post mortem avec Gisèle Halimi, via ses écrits (notamment “La Cause des femmes” et “Le Lait de l’oranger”) et la publication, l’année de son décès, en 2020, d’entretiens avec Annick Cojean sous le titre “Une Farouche Liberté”, en puisant dans ses plaidoiries mémorables et ses luttes qui auront changé à jamais le cours de l’Histoire, Estelle Meyer s’invente un double, une soeur de combat, une amie imaginaire, une indispensable alliée. Et par ce biais, personnel et habité, à mille lieues du biopic sage ou de la biographie chronologique, lui rend un hommage fébrile, fourmillant de gratitude et d’amour. Sous titré “Chemin(s) en forme de femme”, ce monologue tapissé de musique, éclairé de chansons-poèmes, prend la forme d’un dialogue en continu qui jamais ne rompt le lien avec l’autre. Interactions récurrentes avec le public, invité à “être là”, convié avec sincérité au partage de ce temps commun, embrassé dans la représentation; interactions avec Gisèle Halimi, convoquée en un dialogue fantasmatique, souvent drôle, toujours profond, qui lui redonne chair et voix; interactions avec les musiciens au plateau, les fidèles et précieux Grégoire Letouvet au piano et Pierre Demange à la batterie, co-auteurs de la partition musicale et des arrangements avec notre maîtresse de cérémonie charismatique et envoûtante. Autant dire que le monologue s’efface au profit d’une circulation qui nous entraîne et nous transporte dans ce récit intime et universel à la fois, ce chemin de vie de femme.
Estelle Meyer se livre plus que jamais, elle coud sa vie sur les combats de Gisèle Halimi, tantôt l’incarne tantôt lui parle, jusqu’à ce qu’elles se confondent, jusqu’à ce que nos histoires à nous, spectatrices, se confondent elles aussi avec la sienne au gré des résonances, des similitudes, d’une solidarité qui s’empathise en sororité. Estelle Meyer a cette faculté impressionnante de faire de la représentation une offrande et une cérémonie où chacun et chacune a sa place, elle ne prend pas en otage, elle invite. Au bout du chemin semé d’embûches, de désillusions, de violence et d’extases, au bout de l’enfance et de l’adolescence, il y a une femme riche de sa traversée qui tient son existence entre ses mains autant qu’elle nous tient les mains à nous toutes, une femme consciente et confiante qui détricote le fil de sa vie pour mieux l’éclairer de sa compréhension et de son intelligence, pour mieux la transfigurer par le théâtre, la musique et la poésie qui l’animent. Une femme libre qui ouvre la voie comme Gisèle Halimi l’a fait avant elle. Elle porte le flambeau, passe le relais et lorsqu’en un rituel expiatoire elle psalmodie sur le cœur battant d’un tambour tout ce qui nous entrave et qu’on délaisse, un grand frisson étreint la salle.
“Gisèle, s’il m’arrive quelque chose de grave, tu me défendras ?”, ainsi s’ouvre ce spectacle brûlant et réparateur qui traverse les étapes phares de la construction d’une femme en se plaçant sous le signe et le regard protecteur de Gisèle Halimi, l’avocate féministe à qui l’on doit, entre autres avancées considérables, la reconnaissance du viol comme un crime et la décriminalisation de l’avortement lors du retentissant Procès de Bobigny (ouvrant la voie à la Loi Veil légalisant l’IVG). Estelle Meyer ose ici exhumer le passé, même quand il fait mal, elle n’a pas peur des mots, elle questionne frontalement (“Pourquoi sommes-nous si maladivement inquiets du féminin ?”), appelle un sexe un sexe, et son corps, au plateau, en costume d’homme, robe d’avocate ou de vestale, combinaison serpent rose, déploie sa plénitude, sa souplesse féline et son énergie fracassante. Elle se met en jeu et à nu, n’esquive aucun sujet, premières règles, premiers rapports sexuels, nuit de viol, désobéissances adolescentes, planning familial… Entre traumatisme et curiosité avide, excitation des premières fois, découvertes balbutiantes, désirs insubmersibles, elle oscille sans jamais se faire avaler par l’obscur. Dans une scénographie légère et subtile, écrin théâtral sur fond de rideau rouge satiné, accompagnée à la dramaturgie par Margaux Eskenazi, Estelle Meyer fait couler la joie de ses mots guirlandes et de son écriture talisman, elle ouvre un espace possible de guérison et de consolation, sa voix-mélodie apaise et déchire le rideau du silence, la chape de plomb qui empêche. Et quand elle tournoie en une danse finale qui est engagement de tout son être, première femme derviche de l’humanité, elle nous invite à croire que tout est possible, tout est cyclique et peut (re)commencer autrement. En état de grâce, elle piétine le sort pour mieux manger la vie. Vaillante et victorieuse.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Niquer la fatalité
Conception, texte, jeu et chant Estelle MeyerComposition musicale Estelle Meyer, Grégoire Letouvet et Pierre Demange
Arrangements musicaux Grégoire Letouvet et Pierre Demange
Dramaturgie et collaboration artistique Margaux Eskenazi
Scénographie James Brandilly
Piano, clavier Grégoire Letouvet en alternance avec Thibault Gomez
Batterie, percussions Pierre Demange en alternance avec Maxime Mary
Régie son et direction technique Thibaut Lescure en alternance avec Guillaume Duguet
Création et régie lumière Pauline Guyonnet régie en alternance avec Fanny Jarlot
Création costumes Colombe Lauriot Prévost
Chorégraphie : Sonia Al Khadir
Collaboration, accompagnement et développement Carole Chichin
Production : La Familia
CoProduction : l’ECAM – Centre Culturel André Malraux au Kremlin-Bicêtre, le Théâtre Antoine Vitez à Ivry, la Ville de Bagnolet, L’Atmosphère – Espace culturel de Marcoussis, Théâtre des Îlets – Centre Dramatique National de Montluçon, région Auvergne-Rhône-Alpes, les Plateaux Sauvages à Paris.
Avec l’accompagnement et le soutien technique du Pavillon – Théâtre de Romainville, Centre culturel Houdremont – Ville de la Courneuve, Châteauvallon-Liberté – scène nationale Toulon, la Maison de la Poésie à Paris.
Avec le soutien du Fonds SACD Musique de Scène et du département du Val de Marne.
Crédit photo © Caroline Deruas PeanoDurée : 1h30
du 4 au 14 février 2025
Théâtre 13 / Bobliothèque, Paris
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