Pierre-Yves Chapalain à la recherche du langage perdu
À travers l’histoire d’Éléonore, quadragénaire qui perd l’usage de la parole, l’auteur et metteur en scène Pierre-Yves Chapalain tente de mener dans Derrière tes paupières une réflexion sur notre rapport au langage à l’ère des nouvelles technologies. Son mélange de fiction familiale classique et d’anticipation s’arrête hélas en la matière aux frontières du connu.
Dans le monde où Pierre-Yves Chapalain situe Derrière tes paupières, des éléments du passé cohabitent avec des choses du futur. Lesquelles ont d’ailleurs souvent l’apparence de dater soit d’aujourd’hui, soit d’une époque lointaine. Située dans un « lieu indéfini en bordure de ville », la rencontre qui ouvre la pièce, entre Éléonore (Marie Cariès) et un médecin neurologue (Pierre-Yves Chapalain lui-même), pose d’emblée l’ambiguïté de l’espace-temps. Dans un décor de terre et de broussailles, alors qu’il vient de subir « une fuite d’eau dans le cabinet médical, un gros dégât des eaux », le médecin soumet tout d’un coup sa patiente sujette à des problèmes de mémoire et d’élocution à un examen inattendu : il lui fait avaler un verre d’eau rempli de « particules en suspension, nanotechnologiques comme on dit », afin de « visualiser son intérieur ». Après quoi il lui propose un remède dernier cri : un « aide à domicile nouvelle génération, sorte de majordome spécialisé dans le domaine médical ».
En plaçant son héroïne frappée de mutisme dans cet univers composite, dans cet entre-deux, l’auteur et metteur en scène propose, selon ses termes, une forme de nouvelle « révolution copernicienne pour comprendre et être au monde ». Éléonore et son entourage – sa fille Caddy (Hiba El Aflahi), sa sœur Maya (Émilie Incerti Formentini) et son mari (Kahena Saighi), Karl son ami d’enfance (Nicolas Struve) – ne sont plus vraiment au centre du monde dans Derrière tes paupières. La technologie les oppresse, elle les entraîne dans sa course. D’où la crise verbale de la protagoniste centrale, à un moment décisif dans sa vie professionnelle : Éléonore, apprend-on dès son dialogue d’ouverture avec son neurologue, est en train de finaliser la mise au point d’une « crème de beauté, plus exactement une crème de soin » qui, dit-elle, « risque de faire parler beaucoup, de créer l’événement (…) parce que cette crème sera capable de rajeunir les tissus de la peau, mais vraiment. L’Onguent d’Hector, c’est le nom de la crème ».
En attribuant le trouble de la parole d’Éléonore à cette recherche scientifique, Pierre-Yves Chapalain réduit d’emblée les possibles du monde hybride dont il vient à peine de poser les bases. Dès lors, l’étrangeté du contexte et de la manière dont le personnage principal y réagit sont presque entièrement réduits à une thèse : si les nouvelles technologies permettent à l’homme d’approcher ses rêves d’immortalité, ce n’est pas sans risques. Mise au service de cette idée qui n’est pas neuve, le rapport au langage à l’ère des « aides domiciles nouvelle génération » ne questionne guère en profondeur la matière théâtrale. Dans Derrière tes paupières, la tentative de mélange de plusieurs types de parole et de genres littéraires différents – l’anticipation et la fiction familiale, principalement – restent superficiels, souvent à la limite de la caricature.
La quête inventée par Pierre-Yves Chapalain pour justifier l’hétérogène de sa pièce, sa tentation de fusionner plusieurs types de récit, plusieurs problématiques et bribes d’intrigues est pour beaucoup dans l’artificialité du résultat. Au fil des discussions familiales qui constituent l’essentiel de la pièce, resurgit en effet une vague histoire passée : l’amour d’Éléonore pour un homme qui l’a quittée en ne lui laissant qu’une lettre en persan, qu’elle a alors refusé de se faire traduire. Voilà l’héroïne prise entre éros et recherche cosmético-scientifique, autrement dit entre éros et anti-thanathos. Mi-végétale mi-humaine, incarnée par Pierre Giraud, la créature qui s’immisce dans le quotidien et dans la tête d’Éléonore pour l’aider à refaire surface, à retrouver ses mots, est à l’image de l’ensemble : comme s’il voulait échapper à tous les êtres de synthèse qui l’ont précédé dans la littérature, il déploie un langage vide, qui au lieu de remettre en question quelques conventions théâtrales se calque sur elles au point de perdre toute consistance. Rien d’inconnu donc Derrière tes paupières, malgré un éprouvant voyage.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Derrière tes paupières
Texte et mise en scène Pierre-Yves Chapalain
Avec Hiba El Aflahi, Marie Cariès, Pierre-Yves Chapalain, Pierre Giraud, Émilie Incerti Formentini, Kahena Saighi, Nicolas Struve
Dramaturgie Kahena Saighi
Collaboration artistique Jonathan Le Bourhis
Lumière Florent Jacob
Son Samuel Favart-Mikcha
Scénographie et costumes Adeline Caron
Aide à la réalisation des costumes Myriam Rault et Julia Brochier
Construction du décor Gaël Richard
Maquillages et coiffures Mathilde Benmoussa et Anne Binois
Régie générale Andréa Warzée
Production Compagnie Le temps qu’il faut
Coproduction : La Colline – théâtre national, Théâtre National de Bretagne, Les Quinconces-L’Espal – Scène nationale du Mans, Château Rouge – Scène conventionnée Annemasse
avec le soutien du Studio-Théâtre de Vitry et la participation artistique de l’ENSATT
diffusion Olivier Talpaert – En votre compagnieLa compagnie est soutenue par la DRAC de Bretagne – ministère de la Culture au titre du conventionnement et la région Bretagne.
Le spectacle a été créé le 19 mai 2021 au Théâtre National de Bretagne – Rennes.
Le texte de la pièce est paru le 25 août 2021 aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
La Colline – Théâtre National
Du 14 septembre au 10 octobre 2021
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