Au Centquatre, la metteuse en scène brésilienne clôt sa Trilogie des Horreurs et plonge dans le quotidien d’une communauté du Nordeste en proie au néo-esclavagisme imposé par les propriétaires terriens. Mélange de fiction et de réalité, de cinéma et de théâtre, ce docudrame pèche par excès de sophistication contre-productive.
Depuis nombre d’années, Christiane Jatahy se plaît à dynamiter les barrières et à mélanger les styles. « Pour moi, la frontière – entre réalité et fiction, cinéma et théâtre, personnages et acteurs, scène et salle – n’est pas un mur, mais un espace de liberté pour construire avec le public un événement que nous ne connaissons pas encore », résume la metteuse en scène en marge de la création de son dernier-né, Depois do silêncio, qui n’échappe pas à cette dynamique. Après s’être appuyée sur le Dogville de Lars Von Trier pour examiner les mécanismes de la montée du fascisme dans le discutable Entre chien et loup, et avoir combiné le Macbeth de Shakespeare et La chute du ciel – un recueil de paroles du chaman Davi Kopenawa par l’anthropologue Bruce Albert – pour analyser le patriarcat, la masculinité toxique et la violence contre la nature dans Before The Sky Falls, l’artiste clôt sa Trilogie des Horreurs avec ce nouvel opus, fruit d’un empilement de poupées russes en terres brésiliennes, où elle fait son retour.
Son inspiration, Christiane Jatahy est allée la dénicher dans le premier roman d’Itamar Vieira Junior, Torto Arado, qui s’est récemment imposé comme un best-seller au Brésil. Récit de la vie d’une communauté du Nordeste, il raconte l’histoire de deux soeurs, Bibiana et Belonísia, confrontées, notamment, à la mort de l’un des leurs, Severo, assassiné pour avoir réclamé le droit de posséder la terre qu’il cultivait. Dans l’esprit de la metteuse en scène, ce drame, fictif, a immédiatement fait écho à un autre, bien réel : le meurtre de João Pedro Teixeira, leader d’une ligue paysanne du Sapé, tué en 1962 en raison de son combat pour une juste répartition des droits d’exploitation de la terre. À l’époque, le réalisateur Eduardo Coutinho s’était emparé de cette tragédie et avait demandé à des proches de la victime – sa veuve, ses enfants, ses collègues… – de la rejouer face caméra. Interrompu par l’instauration de la dictature militaire en 1964, le tournage de Cabra marcado para morrer s’était finalement achevé dans les années 1980 lorsque Eduardo Coutinho était retourné voir l’entourage de João Pedro Teixeira pour le confronter aux images tournées deux décennies plus tôt. Ce modus operandi, Christiane Jatahy a décidé de l’appliquer à la fiction tricotée par Itamar Vieira Junior et de partir à la rencontre d’habitants du Chapada Diamantina dont l’auteur brésilien s’est inspiré pour écrire Torto Arado.
À ces femmes et ces hommes, la metteuse en scène a demandé de rejouer des situations – fêtes liées au Jarê, la religion locale ; mobilisation contre les propriétaires terriens néo-esclavagistes ; assassinat de Severo… – qui ont alimenté le roman. Sur la plateau du Centquatre, cette tentative de recréer une histoire fictionnelle inspirée par des faits réels prend la forme duale d’un film et d’une vraie-fausse conférence animée par trois figures de Torto Arado : Bibiana, Belonísia et l’esprit Encantada. Aux commandes d’une grammaire scénique semblable à celle qu’elle avait utilisée dans Le présent qui déborde, Christiane Jatahy essaie alors de faire dialoguer l’écran et la scène, le cinéma et le théâtre, mais aussi la fiction et la réalité, jusqu’à les rendre indiscernables l’une de l’autre et à effacer la frontière entre personnages et actrices – dont l’une d’elles, Gal Pereira, fait partie de la communauté de Chapada Diamantina. À ceci près que, malgré l’habileté qu’il faut lui reconnaître, la metteuse en scène tombe dans l’artificialité et instaure une distance avec les combats de cette communauté et, à travers elle, de toute une partie du peuple brésilien, à qui elle entendait pourtant redonner une voix forte.
La faute, sans doute, à un procédé créatif qui, à force d’empiler les couches et de multiplier les poupées russes, tend à fausser la sincérité et à étouffer la dureté d’une vie transformée en survie ; la faute aussi à une dramaturgie qui, à trop se mettre au service de la forme, en néglige le fond, et ne parvient pas à dépasser le stade du portrait sans relief, mu par un rythme digne d’un documentaire télévisé ; la faute enfin à un théâtre qui, une nouvelle fois dans le travail le plus récent de Christiane Jatahy, est utilisé comme faire-valoir du cinéma. D’abord cantonné à un rôle de commentaires et de bruitages sur images, il peine, malgré l’engagement du musicien Aduni Guedes et le talent des comédiennes Gal Pereira, Lian Gaia et Juliana França, à sonner juste lorsque l’imbrication des deux arts se fait plus directe – y compris dans les dernières encablures du spectacle où le dialogue entre l’écran et le plateau semble vraiment établi. Au sortir, on ne peut alors que déplorer cette sophistication contre-productive, et regretter d’être resté à l’écart d’un combat auquel on aurait voulu prendre part, tant il est fondamental, nécessaire, et vital.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Depois do silêncio [Après le silence]
d’après le roman Torto Arado d’Itamar Vieira Junior (LeYa) et des références et des images de Cabra marcado para morrer d’Eduardo Coutinho (Mapa filmes)
Conception et mise en scène Christiane Jatahy
Avec Gal Pereira, Lian Gaia, Juliana França, Aduni Guedes, et, dans le film, la participation des résidents des communautés de Remanso et Iúna – Chapada Dimantina/Bahia/Brésil
Collaboration artistique, décor et lumières Thomas Walgrave
Photographie et caméra Pedro Faerstein
Musique originale Vitor Araujo, Aduni Guedes
Conception sonore et mixage Pedro Vituri
Costumes Preta Marques
Collaboration au texte Gal Pereira, Lian Gaia, Juliana França, Tatiana Salem
Interlocution Ana Maria Gonçalves
Système vidéo Julio Parente
Préparation physique Dani Lima
Assistanat à la mise en scène Caju Bezerra
Assistant caméra Suelen Menezes
Son (film) Joao Zula
Montage (film) Mari Becker, Paulo CamachoProduction Cia Vértice – Axis production
Coproduction Centquatre-Paris ; Schauspielhaus – Zürich ; Odéon-Théâtre de l’Europe ; Wiener Festwochen ; Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa ; Arts Emerson – Boston ; Riksteatern – Suède ; Théâtre Dijon Bourgogne – centre dramatique national ; Théâtre National Wallonie-Bruxelles ; Théâtre Populaire Romand – Centre neuchâtelois des arts vivants La Chaux-de-Fonds ; deSingel – Anvers ; Künstlerhaus Mousonturm – Francfort ; Temporada Alta Festival de Tardor Catalogne, Centro dramatico national – MadridChristiane Jatahy est artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, au Centquatre-Paris, au Schauspielhaus Zürich, à l’Arts Emerson Boston et au Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa. La Cie Vértice est soutenue par la Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France – ministère de la culture.
Durée : 1h40
Théâtre en Mai Dijon
24 et 26 mai 2024
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