À partir de témoignages recueillis auprès de membres de plusieurs ONG genevoises, le metteur en scène portugais tisse un portrait intime de ces femmes et de ces hommes engagés, mais loin, très loin de l’image du héros romantique qui leur colle à la peau. Programmée à la suite de l’annulation des Émigrants de Krystian Lupa, la pièce, créée à la Comédie de Genève, débarque au 77e Festival d’Avignon avec une nouvelle distribution.
En découvrant la pièce de Tiago Rodrigues, et en analysant sa genèse, il est impossible de ne pas penser, pour qui l’aurait vu, au spectacle-choc que l’un de ses homologues européens, Milo Rau, avait porté voilà quelques années. Dans Compassion. L’histoire de la mitraillette, le metteur en scène suisse déconstruisait, déjà, le mythe de l’humanitaire. Avec Ursina Lardi en imperturbable cheffe de file, il y livrait une charge violente à l’encontre des ONG et de cette fausse compassion occidentale, celle qui naît au gré d’éphémères indignations sans réelle et durable solidarité, et agit comme un arbre de bonne conscience qui dissimule une forêt de massacres. L’artiste y dépeignait les humanitaires tels des Oedipe, qui, à la manière du roi de Thèbes, et sans grille de lecture adéquate, participent aveuglément au chaos qu’ils entendent endiguer par leur action, en principe louable. Là où Milo Rau utilisait le style documentaire pour faire du théâtre coup de poing, frontalement politique, Tiago Rodrigues, avec la fibre qui l’anime, tire davantage le sujet du côté de l’intime, tout en cherchant, lui aussi, à démythifier un domaine où le fantasme du héros romantique portant des sacs de riz aux affamés a encore la vie dure.
Pour construire Dans la mesure de l’impossible, le metteur en scène portugais devait, à l’origine, se rendre directement sur le terrain et accompagner des membres du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans certaines de leurs missions. Crise du Covid-19 oblige, il a finalement changé son fusil d’épaule et décidé de rester à Genève pour recueillir la parole, et les récits, d’humanitaires, devenus ses grands témoins. Avec l’habilité qu’on lui connait, l’artiste a fait de cette contrainte une force. S’il ne pouvait pas voir de ses propres yeux, il interrogerait alors le regard de ceux qui ont vu, leur perception du monde, mais aussi d’eux-mêmes. D’emblée, les quatre comédiens qui apparaissent, face public, ne se présentent d’ailleurs pas autrement que comme des témoins. Au long de ces discussions préliminaires qui, lors de toute bonne interview, servent à préparer les esprits avant d’entrer dans le vif du sujet – « Je m’assois ici ? Très bien. Sur cette chaise ? Excusez-moi. Je suis un peu impressionné » ; « Oui, oui. Vous pouvez enregistrer l’interview. C’est juste pour vous, c’est ça ? Vous n’utiliserez pas cet enregistrement en public ? Ok. Alors très bien. » –, on les voit hésiter, parfois louvoyer. C’est que la parole qu’ils ont à partager n’est pas de celles qui participent à la grandeur de l’humanitaire-héros – « Il y a un truc important que vous devez savoir : nous ne sommes pas des héros, avoue l’un d’eux, d’entrée de jeu. Je sais, je sais. « Je ne suis pas un héros », c’est précisément ce que disent les héros. Mais ça peut paraître un peu prétentieux mais nous ne sommes pas des héros. » –, mais plutôt à un quotidien dur pour les esprits, qui peut terrifier, voire broyer, des femmes et des hommes.
Retravaillées par Tiago Rodrigues qui, tout en y apposant sa patte sensible, voire poétique, a veillé à en conserver l’oralité, leurs confessions-récits dessinent un paysage escarpé, où le meilleur côtoie le pire, et les petites victoires les grandes défaites. Dans ce territoire rendu anonyme sous le nom d’« impossible », les nuances de gris sont reines. Face à l’anormalité des situations vécues – le dilemme cornélien qui met en balance la vie de trois enfants, la vue d’un charnier, l’odeur des cadavres, une mère qui vient de perdre son enfant et se préoccupe d’une tâche de sang sur la blouse d’une soignante –, toutes et tous opposent une certaine normalité, voire une forme de rationalité, pour faire front. Dans leurs mots, le trivial – « The truth is that it is a job » – chevauche l’exceptionnel – le petit footballeur mythologique –, la solidarité envers autrui le désintérêt des proches, la foi profonde la réalité cruelle – « Il y a des gens qui ne se remettent jamais / De la découverte qu’ils ne vont pas changer le monde » – et les belles âmes les salauds.
Malgré une dramaturgie systématique et une forme d’adresse répétitive qui donnent, parfois, la sensation d’un strict empilement de témoignages, ces paroles, délivrées à l’ombre de cette tente-symbole qui s’érige à mesure que la pièce avance, nous parviennent avec toute leur force, et leurs contradictions. Portées avec finesse et doigté par les comédiens qui, chacun à leur manière, jouent avec ces ambivalences dont ils sont les dépositaires, elles dressent un état des lieux complexe de ce métier qui, s’il génère encore bien des fantasmes, est loin de toute science exacte et pétri d’incertitudes, dans ses fondements, comme dans son exercice quotidien. Surtout, elles décrivent, par la bande, le pendant cruel du « possible », ce système occidentalo-capitaliste où nous vivons, qui n’est pas exempt de toute responsabilité dans les situations inhumaines de guerres, de morts, de conflits, dans lesquelles les pays de l’« impossible » sont plongés. Alors, avec la pleine conscience d’écoper la mer à la petite cuillère, ces femmes et ces hommes continuent, malgré tout : « On est comme un parapluie face à un tsunami / On est un bout de sparadrap sur la souffrance de l’humanité / Et quand tu comprends ça, tu peux vraiment commencer à travailler. »
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Dans la mesure de l’impossible
Texte et mise en scène Tiago Rodrigues
Avec Beatriz Brás, Isabelle Caillat, Baptiste Coustenoble, Adama Diop et Gabriel Ferrandini (musicien)
Traduction Thomas Resendes
Scénographie Laurent Junod, Wendy Tukuoka, Laura Fleury
Composition musicale Gabriel Ferrandini
Lumière Rui Monteiro
Son Pedro Costa
Costumes et collaboration artistique Magda Bizarro
Assistanat à la mise en scène Lisa Como
Fabrication décor Ateliers de la Comédie de GenèveProduction Comédie de Genève
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe – Paris, Piccolo Teatro di Milano-Teatro d’Europa, Teatro Nacional D. Maria II – Lisbonne, Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux, CSS Teatro stabile di innovazione del FVG – Udine, Festival d’Automne à Paris, Théâtre national de Bretagne – Rennes, Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne, CDN Orléans – Val de Loire, La Coursive Scène nationale La Rochelle
Avec la collaboration du CICR – Comité international de la Croix-Rouge et de MSF – Médecins Sans FrontièresDurée : 1h50
Festival d’Avignon 2023
Opéra Grand Avignon
du 13 au 22 juillet, à 16h
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