Après sa folle série des Trois Mousquetaires, la jeune metteuse en scène a mis son désir d’aventure et d’épopée au service des mots de Jean Giono et donné naissance, avec Que ma joie demeure, au spectacle le plus bouleversant et audacieux de cette année 2023. Portrait.
Cette sublime image d’ouverture qui, bien des semaines plus tard, comme nous l’avions prédit, reste gravée dans notre mémoire, Clara Hédouin l’a façonnée avec ce qu’elle avait sous la main, avec cette Nature qui, dans sa magnificience et son imprévisibilité, s’impose comme le co-metteur en scène et le septième acteur de Que ma joie demeure. Créée pour la première fois dans l’Hérault, son adaptation en plein air du roman de Jean Giono pouvait profiter du relief de ces collines proches des montagnes qui sculptent le paysage ; arrivée sur les hauteurs de Barbentane, où la version avignonnaise du spectacle a vu le jour en juillet dernier, elle doit composer avec le sol bien moins accidenté de ce plateau qui, par sa seule topographie, remet tout en question. « Pour compenser ce que le relief ne nous offrait pas, nous avons choisi de jouer avec la lumière du petit matin, mais aussi avec la profondeur de cet immense champ d’où l’ensemble des personnages de Giono peuvent surgir, explique la metteuse en scène. Ce projet nous impose de comprendre les messages secrets des paysages où nous nous inscrivons et d’être totalement à l’écoute des sensations dans lesquelles tel ou tel milieu nous place. »
Cette perméabilité à l’environnement, Clara Hédouin a appris à la cultiver dès son plus jeune âge, lors de ces « après-midi d’anniversaire, en bande dans la pinède » où, en compagnie de ses copines et copains du Gard dont elle est originaire et où ses parents tenaient des gîtes, elle cherchait déjà à « s’approprier des espaces » qui n’étaient pas les siens pour rejouer le film ou le livre découvert la veille au soir. « Encore aujourd’hui, cela reste l’alpha et l’oméga de ce que je veux faire, de cette envie de jouer qui se combine avec un désir d’épopée et d’aventure. » Biberonnée au cinéma d’auteur et de cape et d’épée des années 1990, l’artiste de 36 ans bénéficie aussi d’une vision plus analytique des oeuvres littéraires qu’elle a pu forger en classe préparatoire, au lycée Fénelon, où elle a appris, grâce aux outils qui lui étaient fournis, à « formuler ces choses indicibles et intimes, à comprendre ces vibrations qui nous traversent au contact des livres » ; puis à l’ENS Lyon où, en parallèle de son mémoire sur la philosophie de Sade au théâtre, elle a monté ses premiers spectacles à partir de Premier Amour de Samuel Beckett et de La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. « Malgré cette appréhension intellectuelle des textes, je conserve un rapport charnel et sensuel à la chose théâtrale car je crois puissamment à l’intelligence et à l’inventivité des corps humains auprès desquels on peut venir se recharger. Pour moi, le théâtre ne repose pas seulement sur une transmission de pensée, mais aussi sur une transmission d’énergie », précise-t-elle.
Dans les pas de Gwenaël Morin
À l’entendre, on ne peut que penser au travail de Gwenaël Morin, dont Clara Hédouin a justement croisé la route alors qu’elle était encore étudiante. Du metteur en scène, la jeune femme a d’abord vu six pièces montées à l’époque du Théâtre permanent des Laboratoires d’Aubervilliers – Woyzeck, Hamlet, Antigone, Bérénice, Tartuffe et Lorenzaccio – et se retrouve littéralement « scotchée » par l’énergie qui se dégage de ce théâtre pour le moins endiablé. Un nouveau mémoire sur son travail plus tard, elle intègre même sa troupe, en tant que comédienne, dans Antigone, reprise au Théâtre du Point du Jour, puis dans Introspection, cette pièce parlée de Peter Handke donnée pendant 30 heures au Palais de Tokyo. « Ce fut une aventure extrême car Gwenaël Morin demande toujours à ses acteurs de se dépasser et de donner plus qu’ils n’ont, se souvient Clara Hédouin. Je crois que c’est là qu’est né mon goût pour les aventures de long terme, mon attirance pour les rendez-vous réguliers avec le public et mon envie de complicité avec les spectateurs vers qui on vient pour, tous ensemble, se raconter une histoire et expérimenter collectivement un rituel au contact de ces puissances invisibles qui nous fabriquent. »
À sa sortie, en 2012, du Studio-Théâtre d’Asnières, où avec l’ensemble de sa promotion elle joue dans Looking for Shakespeare, un montage d’Hamlet, d’Othello et de Roméo et Juliette, elle propose à ses camarades, en compagnie de Jade Herbulot, de monter le Collectif 49 701 et de se lancer dans l’aventure des Trois Mousquetaires, une série théâtrale d’après le roman d’Alexandre Dumas qui, forte de son succès, se déclinera en six épisodes. « Nous sommes d’abord allés travailler dans le Sud, dans les champs, dans les bois, notamment autour d’Uzès, où j’allais voir les maires pour leur demander de jouer dans les lieux publics, raconte-t-elle. J’avais envie de me confronter à des endroits inconfortables où le théâtre ne peut plus faire autorité, où, au contact de la ville, tout se désordonne, où il n’y a plus aucune hiérarchie entre ceux qui écoutent et ceux qui racontent. »
Désir absolu
Cette horizontalité, « qui ne ressemble pas à un égalitarisme aveugle », souligne-t-elle, Clara Hédouin la pratique aussi dans sa direction d’acteurs. « Selon moi, mettre en scène revient, avant tout, à partager un désir avec des gens différents. On le rend partageable avec le public, mais, entre-temps, il passe par plein de subjectivités différentes, dont celles des actrices et des acteurs. À mes yeux, les comédiennes et comédiens ne sont pas des pinceaux avec lesquels je peins une vision, mais des personnes avec lesquelles il y a d’abord une rencontre émotionnelle et amicale qui va nous permettre, tous ensemble, de bâtir et de transmettre une vision de l’oeuvre. C’est important pour moi que les actrices et les acteurs puissent créer afin que le théâtre reste un lieu d’audaces, y compris physiques. » Auxquelles la partition du milieu, qu’il soit urbain pour Les Trois Mousquetaires ou naturel dans Que ma joie demeure, vient s’ajouter pour produire un théâtre « à vocation déconcentrative » qui, « à travers une cigale qui vole ou un corbeau posé sur un branche », parvient à détourner l’attention des spectateurs « vers ces autres êtres qui nous entourent et, sans intention, nous aident à fabriquer notre rituel collectif ».
Consciente d’avoir « besoin des autres pour travailler, à la manière d’une enfant pour jouer », Clara Hédouin se refuse d’ailleurs, pour l’heure, à se définir comme une metteuse en scène. « J’ai l’impression que ce n’est pas pour moi et j’ai même du mal à me dire artiste car je suis un peu trop habitée par le fantôme de la définition romantique du XIXe siècle ». Loin de la figure du créateur démiurge et omnipotent, sûr de son art et de son aura, la jeune femme, au regard pourtant aussi perçant que déterminé, dit « douter » de tous ses savoir-faire. « Je ne fais pas des choses, mais je fais simplement en sorte que des choses arrivent. La seule chose que je suis sûre d’avoir, c’est mon désir. Mon désir de lire, de comprendre, d’être émue, de faire avec d’autres, de construire des spectacles, de jouer. Ce désir est un désir absolu qui veut tout, à la manière d’un désir têtu d’enfant. » Le même qui, il y a plus de trente ans, dans les paysages viticoles du Gard, lui permettait de construire une réalité alternative et qui, aujourd’hui, façonne un nouveau, et enthousiasmant, style de théâtre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le palmarès 2023 de Vincent Bouquet
Meilleur spectacle de théâtre : Que ma joie demeure, d’après Jean Giono, mise en scène Clara Hédouin
Meilleur·e metteur·euse en scène : Sylvain Creuzevault pour L’Esthétique de la résistance, d’après Peter Weiss
Meilleur comédien : Claude Duparfait dans Oui, d’après Thomas Bernhard, mise en scène Célie Pauthe
Meilleure comédienne : Cécile Brune dans Le Voyage dans l’Est, de Christine Angot, mise en scène Stanislas Nordey
Meilleur·e scénographe : Philippe Quesne pour Le Jardin des délices
Meilleur·e auteur·rice : Laurène Marx pour Pour un temps sois peu
Révélations : Valérian Guillaume pour Nul si découvert ; Agathe Paysant pour Je n’ai pas le don de parler, d’après Robert Walser
Mentions spéciales à Gwenaël Morin pour Le Songe, d’après Shakespeare, et Isabelle Lafon pour Je pars sans moi
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