À la MC93, la Compagnie Le Désordre des choses s’empare de ce sujet sensible, sans parvenir à renouer avec le souffle et l’intensité de son précédent opus, Neuf mouvements pour une cavale.
Porter la plume dans la plaie, scruter les endroits où le tissu social se tend et menace de se rompre, croquer, tout à la fois, le passé colonial (B.A.B.A.R), le déclassement rural (Dernières pailles) et l’expérience communarde (Une commune) : Guillaume Cayet est assurément de ces dramaturges pour qui le théâtre est un sport de combat. Avec la Compagnie Le Désordre des choses, née de son compagnonnage avec la metteuse en scène Aurélia Lüscher, l’auteur avait, voilà quelques années, mis en lumière l’histoire de Jérôme Laronze, un éleveur tué, en mai 2017, par un gendarme, alors que, son désir d’agriculture bio en bandoulière, il refusait de se soumettre aux exigences des autorités sanitaires. Dans Neuf mouvements pour une cavale, une Antigone moderne, inspirée de sa sœur, Marie-Pierre Laronze, retraçait son parcours et réclamait que ce meurtre soit reconnu comme une violence policière. Comme si cette pièce contenait en elle-même les germes de la suivante, La comparution (la hoggra), où la famille Saïdi est frappée par un drame similaire : la mort de l’un de ses fils à la suite d’une arrestation dite « musclée ».
Dans le couloir de l’hôpital où ils se retrouvent en cette nuit de la Saint-Sylvestre, Myriam, la mère, Farid, le père, Hamza, le frère, et Naïma, la sœur, accompagnée de son mari, Steeve, ne comprennent pas immédiatement ce qui se trame. Appelée pour venir au chevet de Malik, grièvement blessé et plongé dans un coma artificiel, la famille pense d’abord que le jeune rappeur a été pris dans une rixe qui aurait mal tourné. Ce n’est qu’au fil des informations glanées çà et là par Hamza, auprès de ses amis, et par Steeve, par l’intermédiaire de ses collègues CRS, que tous commencent à assembler les pièces du puzzle, validé par la visite d’une inspectrice de l’IGPN : Malik pourrait avoir été victime d’une bavure policière lors de son interpellation par une brigade cynophile. Tandis que les heures du jeune homme semblent comptées, la rumeur se propage à l’extérieur de l’hôpital. Rapidement, les esprits de ce quartier sensible s’échauffent, les médias affluent, et la situation dépasse la famille Saïdi. Au lieu de prendre le temps d’accuser le coup, elle doit déjà la jouer tactique face aux journalistes et aux enquêteurs qui paraissent toujours avoir une longueur d’avance, et anticiper les conséquences de la mort de Malik.
Influencée par l’affaire Wissam El-Yamni, ce jeune Clermontois de 30 ans décédé en janvier 2012 quelques jours seulement après son arrestation par les forces de l’ordre, cette fiction a le mérite de mettre sur la table un sujet hautement sensible et éminemment politique, à l’heure où les cas litigieux se multiplient – Cédric Chouviat, Zineb Redouane, Adama Traoré, Michel Zecler… – et où certains mènent une bataille sémantique contre le terme de « violence policière ». Reste que, à trop vouloir embrasser l’ensemble d’un système, la fresque construite par Guillaume Cayet s’éparpille. Plutôt que de se concentrer sur les conséquences de ce drame sur la famille Saïdi, sur le jeu trouble de la police et sur les manquements de la justice, elle multiplie les sujets – la fabrique médiatique, le poids des origines… –, les protagonistes – journaliste, documentariste-militante, avocate… – et enchevêtre l’ultra-réalisme avec des scènes oniriques – à l’image des interventions de cette femme aux yeux bandés fan du film La Bataille d’Alger – jusqu’à diluer l’intention première. Pourtant soutenue par les conseils du chercheur et militant Mathieu Rigouste, auteur notamment de La domination policière, la pièce peine alors à prendre de la hauteur, à dégager les points épineux, et tend à sombrer dans un déroulé superficiel, convenu, voire un brin didactique, dans sa façon de ne jamais oser prendre le parti de la radicalité.
Surtout, la construction dramaturgique en deux temps – à l’hôpital puis, cinq ans plus tard, dans un kebab – se révèle poussive et accouche d’une ellipse temporelle problématique, comme si, dans cette course de fond, seuls les points de départ et d’arrivée comptaient, alors que c’est dans l’évolution progressive des êtres, comme de la procédure, qu’apparaissent, au-delà du crime originel, les points de tension les plus cruciaux. Exception faite du père, qui vit son deuil dans une folie douce au côté du fantôme de son fils, les personnages, trop nombreux, manquent de relief et d’amplitude. D’autant que la direction d’acteurs d’Aurélia Lüscher, à l’avenant de sa mise en scène trop sage et lisse au regard du sujet traité, souffre d’un manque d’incarnation et d’intensité, malgré l’engagement vocal et scénique du rappeur Marc Nammour. Insuffisamment mise sous tension, cette « enquête poétique documentée », qui avait tout, sur le papier, pour prendre à la gorge, échoue alors à déclencher ce protocole compassionnel qui, on le sait, est bien souvent la clef pour persuader, et non pas seulement convaincre, les cœurs réfractaires.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La comparution (la hoggra)
Écriture, dramaturgie Guillaume Cayet
Mise en scène Aurélia Lüscher
Collaboration artistique Guillaume Béguin
Avec Cécile Bournay, Charly Breton, William Edimo, Karim Fatihi, Maïka Louakairim, Samira Sedira, Nanténé Traoré
Chant et musique live Marc Nammour (La Canaille) et Valentin Durup
Conseils et formation en socio-histoire des violences d’État Mathieu Rigouste
Scénographie Salma Bordes
Son Antoine Briot
Lumière Juliette Romens
Costumes Cécile Box
Perruques et maquillage Cécile Kretschmar
Assistanat costumes Suzanne Veiga Gomes
Flocage Élodie Wichlinsky
Regards dramaturgiques Pierre Chevallier, Christian GiriatProduction La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; Le Désordre des choses
Coproduction La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale ; MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny ; CDN de Normandie-Rouen
Avec le soutien de Le Grand Parquet, Maison d’artistes associée au théâtre Paris-Villette ; La Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon – Centre national des écritures du spectacle ; Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines – Paris ; Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes ; Centre National du Livre ; Fonds SACD Théâtre
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalLe projet est lauréat des Résidences Sur Mesure 2020 de l’Institut français. La compagnie Le Désordre des choses est associée à la Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale depuis 2019 et à La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche, pour la saison 2020-21. Elle est conventionnée par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes et reçoit le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et du Département du Puy-de-Dôme.
Durée : 1h35
MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
du 11 au 15 mai 2022La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale
les 24 et 25 mai
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