Avec une grande rigueur, et donc une grande liberté, le metteur en scène Alain Françon poursuit son exploration de Marivaux. Il en révèle l’écriture cristalline et incroyablement dense autant qu’il fait apparaitre le propos féministe et la revanche des déclassés contenus dans ce texte de 1737. Bien plus qu’un marivaudage.
« S’il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre ». Oui, mais voilà, cette époque (sans cesse recommencée) que vit Marivaux est régie par le compte en banque plus que par l’amour. Le désargenté Dorante, qui a échoué dans son métier d’avocat, ne peut pas raisonnablement être en couple avec la riche veuve Araminte, dont il est éperdument amoureux depuis qu’il l’a croisée à la sortie d’un opéra. Pourtant, devin, son ancien valet Dubois l’affirme dans le premier acte des Fausses Confidences : « Quand l’amour parle, il est le maître ; et il parlera ». Puisque Dorante n’a plus les moyens de s’offrir les services d’un domestique, ce dernier se fait embaucher auprès de la célibataire courtisée. Le but ? Introduire son ancien maître chez elle en misant sur le fait qu’à force de le côtoyer, elle tombera sous son charme. Et tant pis si la mère ordonne presque à sa fille Araminte d’épouser le comte, pour son rang et au vrai-faux prétexte d’un procès pour une affaire de terre qu’elle pourrait perdre. C’est précisément ce scénario que Dubois tente de mettre en échec en déjouant les fausses confidences de cette cour, en en instillant d’autres, pendant que Dorante n’énonce que des paroles sincères, désarmantes même parfois, pour sa future belle-mère qui lui trouve des « réflexions roturières ».
« Le mot important chez Marivaux c’est ‘sentir’, c’est une autre manière de connaissance que la raison », disait Alain Françon sur France Culture en novembre 2021 – et c’est exactement ce qui se mesure sur le plateau –, heureux alors qu’il était de « redécouvrir » cet auteur phare du XVIIIe siècle en montant La Seconde surprise de l’amour – dont la tournée va reprendre –, après l’avoir approché une fois seulement en 1981, avec La Double Inconstance, mais « je n’avais rien compris, je ne faisais que des images », avouait-il encore. D’images ici, il y a peu. Seulement de grands murs avec des moulures latérales, des cadres de portes sans battant pour que chacun puisse se cacher, écouter à la dérobée. Pas besoin de toile de nature peinte comme dans La Seconde surprise de l’amour puisque les protagonistes principaux n’ont que peu à faire à l’extérieur – tantôt un balcon, tantôt un jardin – tant l’intrigue se fomente dans cette vaste demeure.
Tout repose sur les acteurs à qui Alain Françon demande plus de « produire » le texte que de l’« interpréter », au sens où les intentions doivent être le plus gommées possible. Le texte est si dense et si précis qu’il est déjà une matière immense pour faire théâtre. Encore faut-il savoir le rythmer. Les répliques s’enchainent sans temps mort ; aux acteurs et actrices de trouver leur liberté dans leur partition très saccadée, dépourvue de longs solos. Les cinq premières minutes du spectacle sont à cette aune assez stupéfiantes. La situation à venir – comment tenter de séduite Araminte – est exposée par Dubois et Dorante dans toute sa complexité en prenant aussi en charge les éléments du passé des deux personnages. C’est un véritable numéro de maestro qui donne le ton : une exigence à tous niveaux, seulement contrariée par des effets musicaux trop attendus. Ces virgules entre les actes, croisant les sonorités de violons et de guitares électriques comme pour souligner à quel point Marivaux fait le pont entre les époques moderne et contemporaine, ne sont pas nécessaires tant le texte et les comédiens sont solides pour faire avancer le récit et le resserrer crescendo.
Et ce qui se joue durant 1h45 ne se limite pas à cet enjeu sentimental. Il est bien question de pouvoir : comment ceux qui ne l’ont plus peuvent encore livrer bataille avec les mots, loin des hasards qui confèrent un héritage à l’un et pas à l’autre. Dès le début, il est d’ailleurs question du double sens de « faire fortune » dans la bouche de Dubois, pris sous l’acceptation de l’argent, mais aussi de la réussite d’un projet de toute autre nature : l’amour réciproque qui permet aussi de développer un amour-propre. C’est également un combat féministe que déroule Marivaux. Araminte tient tête à son acariâtre de mère – Dominique Valadié, parfaite d’irascibilité – et renonce au mariage arrangé pour faire triompher ce qu’elle ressent. Georgia Scalliet est impressionnante d’aisance dans ce rôle difficile qui la voit se débattre avec les convenances, ce qui bout en elle, passant, en un laps de temps très court, de sa stature d’aristo à celle de jeune femme désarmée qui laisse échapper de petits rires et ne sait plus quoi faire de ses dix doigts qu’elle tortille et colle à son visage.
Ils sont si gênés ces personnages centraux d’être bouleversés l’un par l’autre que leurs regards se fixent sur le public faute de pouvoir se répondre l’un à l’autre, quand les autres – le comte, la mère, le procureur – n’ont pas besoin de ce refuge. Fidèles à la troupe, Pierre-François Garel (Dorante), Gilles Privat (Dubois), Guillaume Lévêque (le procureur Monsieur Rémy) fabriquent ce rythme soutenu dans un travail de haute précision. Séraphin Rousseau (Arlequin, renommé Lubin dans cette mise en scène), Yasmina Rémil (Marton), Maxime Terlin (le joaillier) et Alexandre Ruby (le comte) complètent cette distribution de neuf interprètes. 27e pièce de Marivaux, et dernière de ses comédies en trois actes, Les Fausses Confidences est écrite après les grands classiques que sont aussi Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) ou L’Heureux stratagème (1733). Sa complexité et l’inconvenance qu’elle contient sont très nettes sous la direction d’un Alain Françon jamais rassasié de grands textes.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Les Fausses Confidences
de Marivaux
Mise en scène Alain Françon
Avec Pierre-François Garel, Guillaume Lévèque, Gilles Privat, Yasmina Rémil, Séraphin Rousseau, Alexandre Ruby, Georgia Scalliet, Maxime Terlin, Dominique Valadié
Assistante à la mise en scène Marion Lévêque
Décor Jacques Gabel
Lumières Joël Hourbeigt et Thomas Marchalot
Musique Marie-Jeanne Séréro
Costumes Pétronille Salomé
Coiffures maquillage Judith Scotto
Conseil chorégraphique Caroline Marcadé
Régisseur général Joseph Rolandez
Habilleuse, coiffeuse Charlotte Le GalProduction Théâtre des nuages de neige
Coproduction Théâtre de Carouge, Les Célestins, Théâtre de Lyon, Théâtre Montansier Versailles
Avec le soutien du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATTLe Théâtre des nuages de neige est soutenu par la Direction Générale de la Création Artistique du ministère de la Culture.
Durée : 1h45
Vu en octobre 2024 au Théâtre de Carouge
Célestins, Théâtre de Lyon
du 6 au 17 novembreThéâtre Nanterre-Amandiers
du 23 novembre au 21 décembreL’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle
du 8 au 10 janvier 2025Scène nationale d’Albi
les 15 et 16 janvierThéâtre Montansier, Versailles
du 22 au 26 janvierOpéra de Massy
les 30 et 31 janvierThéâtre Saint-Louis, Pau
les 12 et 13 févrierMaison de la culture d’Amiens
les 25 et 26 févrierLe Quai, CDN Angers Pays de la Loire
du 4 au 6 marsThéâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence
du 18 au 21 marsThéâtre municipal de Caen
du 25 au 29 marsBonlieu, Scène nationale d’Annecy
du 2 au 5 avrilComédie de Saint-Etienne, CDN
du 8 au 11 avril
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