Sous la direction d’Alain Françon, Dominique Valadié porte à la scène la première nouvelle écrite en français par Samuel Beckett, Premier amour. Un texte de 1946 qui porte en germe son théâtre et dont la violence altère l’humour et la poésie.
A la Scala, Beckett est en haut, Beckett est en bas. Godot dans la grande salle, et quelques rampes d’escalier en dessous, dans la « piccola » une nouvelle de l’auteur irlandais de 1946, publiée seulement en 1970 aux Éditions de Minuit : Premier amour. Le texte a déjà été porté à la scène par des interprètes de premier plan – Sami Frey, Michael Lonsdale ou Jean-Quentin Chatelain – mais jamais par une femme. Il raconte la rencontre du narrateur avec une prostituée qui va l’accueillir chez elle, lui donner à manger et un enfant. Profondément habitée par une noirceur profonde, parfois drôle, d’une violence parfois presque insupportable, la nouvelle porte un titre éminemment ironique, la promesse de lendemains qui chantent alors que tout est déjà ruiné par le néant. L’amour, au premier rang de ce qui meut les humains, de ce qui leur fait croire que la vie aurait un sens et vaudrait le coup d’être vécue, constituait pour le nihilisme de Beckett une cible de choix. D’entrée, le narrateur associe ce premier amour à la mort de son père, fermant ainsi la porte à toute idée de bluette.
C’est Dominique Valadié qui a conçu le spectacle avec Alain Françon, c’est elle qui l’interprète. L’actrice ne dénote d’avec ses prestigieux prédécesseurs qu’en cela que c’est une femme qui porte donc le récit d’un homme, peu amène avec celle qu’il rencontre. Pas plus qu’avec lui-même non plus. Le personnage narrateur est perdu dans ce monde, étranger aux autres, privé des émotions ordinaires, le corps qui dysfonctionne et méfiant de tout, du langage comme de l’attendrissement. Il y a en lui l’inadaptation des personnages d’Emmanuel Bove, l’absurde de Camus, le nihilisme de Cioran, et le sardonique à venir de Houellebecq. Mais surtout, bien sûr, déjà ce Beckett hanté par la mort qui déboule ici via son père, au début, et un enfant à la fin. Le texte est écrit juste après la guerre. Beckett découvre la maladie de Parkinson de sa mère. Certes. Mais nul besoin pour l’irlandais d’explications conjoncturelles. Bien plus que tous, il est ultra conscient et travaillé par l’inanité de nos vies.
C’est donc Beckett et tout son théâtre qui semblent être déjà là, dans ce Premier amour. Ce que suggère la scénographie. Par terre, la défroque et le chapeau d’un Vladimir ou d’un Estragon, la valise d’un Lucky et les lunettes rondes d’un Hamm, le tout dans un univers bleu ciel façon voûte céleste face à laquelle nous ne sommes rien. Autant d’ éléments que Dominique Valadié s’approprie au gré de son récit, s’accapare, incorpore. Sourire intérieur, chignon tiré, elle est austère et porte sans concession l’humour acide du narrateur. Fiasco sexuel, misanthropie et misogynie, bouses de vache et selles difficiles, le récit ne recule rien, jusqu’à rire avec « l’enfant juif », quand on est en 46. Immense liberté d’un auteur qui signe là son premier texte en français, liberté de ton et formelle. Pas de psychologie des personnages, ni d’événements narratifs structurants, mais la traversée de l’épisode du premier amour qu’il effectue à l’envers, contre ces détestables pulsions de vie qui ravivent invariablement le feu de la mort.
On en reste stupéfait. Parce que le théâtre de Beckett active le plaisir de jeux de mots, phrases à double sens et autre mise en abyme théâtrale, cette nouvelle paraît plus nihiliste et plus violente encore. Le narrateur, dans lequel on ne peut s’empêcher de voir un double de l’auteur, y est d’une indifférence au monde qui frise l’arrogance. Beckett se déploie ici, terrible et fascinant, comme on le connaît mais aussi différemment. La mise en jeu plutôt minimaliste – prompteur en fond de salle, effets discrets – donne toute sa place à l’interprétation de Dominique Valadié qui colle à l’enfermement du personnage dans ses tourments et sa transgressive lucidité. Rien de neuf pour autant dans ce désespoir beckettien. Et l’intuition que le texte ne trouve pas sa voix ici. Les noires ruminations de l’auteur perdant en humour et en poésie ce qu’elles y gagnent en explicite.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Premier amour de Samuel Beckett
Réalisation de Dominique Valadié et Alain Françon
Interprétation de Dominique Valadié
Production théâtre des nuages de neige. Coproduction du théâtre Montansier
Durée 1h15
du 24 novembre 2023 au 31 décembre 2023
au Petit Saint-Martin – Paris
Pas mal l’intuition qui clôt l’article sur la poésie perdue par l’explicite. Mais faux sur l’humour , porté par D.Valadié , qui dit des horreurs d’un ton bonasse , de constat des faits . Le désespoir ira se faire voir ailleurs , c’est celui de l’auteur …ou du public . La voix intérieure serait plutôt celle de l’étranger de Camus, mais avec l’humour en plus justement. On rit , terrifiés .L’effroi saisit , on rigole .Jamais Valadié n’esquisse une intelligence existentielle , un écart pour les larmes , elle pose une situation insoutenable sans faiblir sur l’inhumain de ça . Et pourtant il y a une parole qui en est sortie , un souvenir , quelque chose de l’humain n’a pas voulu mourir . Sacré Beckett, pourquoi tu nous désespères alors ?