Pour sa première création au Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine qu’il dirige, le metteur en scène Adrien Béal s’associe à l’auteur Nicolas Doutey pour rebattre les cartes du théâtre de la relation et du débat qu’il pratique avec sa compagnie Théâtre Déplié. Porté par six comédiens, leur Dialogue avec ce qui se passe interroge la notion de temps en faisant de l’instant présent l’objet d’une riche et bien singulière enquête.
Le grand panneau immaculé qui occupe seul le plateau au début de Dialogue avec ce qui se passe ne donne pas longtemps l’impression de représenter un mur d’appartement. Julie Lesgages, Pierre Devérines et Lou-Adriana Bouziouane ont beau entrer sur scène équipés de peinture et de brosses, et commencer à déposer du bleu sur la vaste surface blanche, celle-ci apparaît rapidement comme un espace davantage abstrait que concret. La seule façon de peindre des trois individus, chacun avec sa méthode qu’aucun professionnel n’approuverait, laisse deviner qu’il va se jouer ici tout autre chose qu’une séance de rafraîchissement d’intérieur entre amis. Ou plutôt, cette situation apparaît dans la pièce exactement pour ce qu’elle est : un prétexte au rassemblement d’acteurs qui bientôt se mettent à jouer des rôles qui n’en sont pas vraiment. Dans ce mur qui ne reste pas blanc longtemps, et qui, par conséquent, doit être nettoyé avant chaque représentation, on peut voir le symbole de la réunion d’Adrien Béal et de Nicolas Doutey. À la fois double du véritable mur de théâtre, où les acteurs peuvent réaliser tous leurs rêves de barbouillage interdits sur l’authentique enceinte, et page blanche géante, l’unique élément scénographique du spectacle offre au metteur en scène et au dramaturge une base assez idéale pour déployer un langage commun. C’est là l’un des grands enjeux et intérêts de Dialogue avec ce qui se passe, ce type d’association étant aussi peu habituel pour l’un que pour l’autre des artistes.
La rencontre entre les pratiques d’Adrien Béal et de Nicolas Doutey suscitait d’autant plus la curiosité que, chacun de leur côté, tous les deux développent des théâtres dont les façons d’être rebelles aux grandes tendances de l’époque présentent bien des similitudes. À commencer par la place centrale accordée à la réflexion sur le medium théâtral, ses possibilités et ses limites. Ce travail de mise à l’épreuve de ses outils, le metteur en scène le mène avec sa compagnie Théâtre Déplié qu’il a créée en 2007, en creusant depuis Le Pas de Bême (2014) une voie assez peu explorée, conciliant écriture de plateau et texte, le second procédant entièrement de la première et interrogeant toujours les diverses relations engagées dans le moment théâtral (entre les acteurs, entre eux et le spectateur…). Quant à l’auteur, il fait partie des rares personnes de sa génération – il est né en 1982 – à emprunter un chemin davantage couru dans les années 1980-2000 qu’aujourd’hui : « lutter contre l’ordinaire du théâtre, c’est-à-dire le dialogue, le personnage, la fable », écrit la chercheuse Céline Hersant dans un article publié dans le dernier numéro de la revue Théâtre / Public (n°254) et intitulé « Déperditions du genre – De Noëlle Renaude à Nicolas Doutey ». Cela afin de « montrer ce que le texte peut ou non dans l’exercice du plateau et les endroits de résistance ». En décidant de confier l’écriture de son spectacle à l’auteur de Théâtre et amitié (triptyque), que l’on a pu voir monté cette saison par Sébastien Derrey, et du Moment psychologique, mis en scène en 2023 par Alain Françon – la différence entre ces deux artistes qui s’emparent de l’écriture de Nicolas Doutey dit beaucoup de la nature très ouverte de celle-ci –, c’est donc à un frère dans le rapport critique au théâtre que s’adresse Adrien Béal.
Le risque n’est pas moindre, au contraire. Pour des artistes allant dans la même direction, le danger de la perte de singularité est au moins aussi menaçant qu’entre personnalités très dissemblables. Adrien Béal et Nicolas Doutey parviennent à échapper à cet écueil en choisissant un objet d’enquête susceptible de faire se mêler leurs obsessions respectives : la notion de temps. Écrit par l’auteur dans un dialogue constant avec les acteurs et leurs improvisations, suivant la méthode Béal, le texte donne voix à six protagonistes davantage animés par un questionnement sur leur rapport à l’instant présent que par la peinture qu’ils ne cessent d’abandonner, puis de reprendre. Comme toujours chez Nicolas Doutey, tout part d’une chose a priori extrêmement banale : Alice (Julie Lesgages, l’un des piliers du Théâtre Déplié) veut écrire à son neveu. La chose anodine se complique du fait de la présence au plateau de deux autres acteurs, Pierre Devérines – lui aussi membre fidèle de la compagnie – et Lou-Adriana Bouziouane. Dans les rôles de Sol, vieil ami d’Alice, et de Nola, sa « bonne voisine », ces deux-là ont par leur seule présence l’effet de révéler l’étrangeté de la jeune femme à ses propres mots et pensées. « Pardon il faut que je le dise écrire à mon neveu est une pensée que j’ai pensé auparavant / C’est-à-dire que je la pense maintenant, oui, c’est vrai, je la pense, et je la dis, mais je ne la pense pas maintenant comme ça, comme si je n’y avais jamais pensé, ça ne m’arrive pas comment dire à brûle-pourpoint […] », dit Julie Lesgages en guise d’introduction.
En accueillant très naturellement cette réplique alambiquée et toutes celles qui suivent, les deux autres acteurs, rejoints plus tard au compte-gouttes et sans aucune logique par Émile-Samory Fofana, Louis Lubat et Laurence Mayor, installent un rapport au présent très réflexif, où rien ne va de soi. Ce qui a vite fait de faire basculer le fragile régime du quotidien initial vers celui de la représentation. Afin d’aider Alice à résoudre son problème, toutes les forces en présence entreprennent de l’aider à reconstituer le lundi où lui est venue la pensée d’écrire à son neveu dont elle a la sensation qu’il ne fait rien, qu’il est flétri avant l’âge. Dialogue avec ce qui se passe alterne ainsi entre mises en abîme et réflexion collective, ou « dépliement » de l’instant présent. Toutes les pensées et sensations traversant un simple instant se trouvent ici disséquées à voix haute par les protagonistes, qui existent essentiellement par la langue de Nicolas Doutey, dont les mots simples forment des pensées complexes. Sans cesse interrompue par des esquisses de fiction annexes – Nola et Sol qui réalisent s’être connus enfants, ou encore l’histoire d’un bâtiment effondré il y a longtemps –, la quête centrale du lundi passé se révèle étrangement d’autant plus passionnante qu’il est vite évident qu’elle ne débouchera sur rien. Si au moment de la première représentation au Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine que dirige Adrien Béal – avant une nouvelle phase de travail et une reprise à la rentrée, suivant ses habitudes –, les acteurs peinaient parfois à mettre pleinement au présent leurs ratiocinations sur le présent, leurs labyrinthes multiples au point de toucher à l’absurde offrent une riposte passionnante à l’accélération de nos existences. Sans qu’il ait besoin de formuler ce phénomène lié au néolibéralisme, Dialogue avec ce qui se passe offre une réponse purement théâtrale, qui suscite chez le spectateur une attention des plus rares à sa propre condition, à ce qu’elle a d’unique et à ce qu’elle permet.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Dialogue avec ce qui se passe
Texte Nicolas Doutey (Éditions Esse que)
Mise en scène Adrien Béal
Collaboration artistique Yann Richard
Avec Lou-Adriana Bouziouane, Pierre Devérines, Émile-Samory Fofana, Julie Lesgages, Louis Lubat, Laurence Mayor
Scénographie Lucie Gautrain, Daniel Jeanneteau
Costumes Elise Garraud
Création lumières Juliette Besançon
Régie lumières Théo Tissueil
Régie générale et son Martin Massier
Assistanat à la mise en scène Alice Roudier
Participation à la construction du décor Blandine MassierProduction Compagnie Théâtre Déplié
Coproduction Studio-Théâtre de Vitry, Théâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier, Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine, Théâtre Public de Montreuil – CDN, Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine
Avec le soutien du Théâtre du Bois de l’Aune d’Aix-en-Provence, du Théâtre Joliette à Marseille, de Malakoff scène nationale, du T2G – Théâtre de Gennevilliers CDN et de Lilas en ScèneLa Compagnie Théâtre Déplié est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Île-de-France, associée au Théâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier depuis 2025 et au Studio-Théâtre de Vitry depuis 2024.
Durée : 1h30
Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine
du 13 au 17 juin 2025, puis du 12 au 15 septembreThéâtre de la Manufacture, CDN Nancy Lorraine
du 18 au 21 novembreThéâtre Public de Montreuil, CDN
du 28 janvier au 6 février 2026Théâtre Joliette, Marseille
du 10 au 12 févrierThéâtre des 13 vents, CDN de Montpellier
du 17 au 20 marsThéâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
les 8 et 9 avril
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