Le metteur en scène et scénographe tente de redoubler le jeu cruel mis en place dans son ultime pièce par Harold Pinter, mais le prive d’une partie de sa justesse à cause d’une utilisation hasardeuse des masques.
Deux salles, deux ambiances. À l’inverse de Tatiana Vialle qui, dans l’adaptation qu’elle en livre au Théâtre de l’Oeuvre, a choisi d’installer les Trahisons d’Harold Pinter dans leur traditionnel écrin bourgeois chic, Hubert Colas décide, d’entrée de jeu, de décaler le regard. Du restaurant londonien branché où le dramaturge britannique organise sa Célébration, le metteur en scène, avec le talent de scénographe qu’on lui connaît, fait un espace indéfini, une sorte d’antichambre de l’enfer dopée aux codes d’un jeu grandeur nature, où les prétendus valets auraient pris le pouvoir sur les soi-disant maîtres. Avec son costume rouge vif aux accents lucifériens, le directeur du restaurant, flanqué d’une serveuse et d’un serveur, s’impose d’emblée comme le grand ordonnateur de l’expérience de dissection en règle qui s’annonce : à travers les trois écrans installés sur le rideau en fond de scène, c’est bien lui qui, au gré d’un tirage au sort, distribue (réellement) les rôles que les comédiennes et les comédiens réunis par Hubert Colas auront à endosser. Loin d’être une simple coquetterie de mise en scène visant à mettre les actrices et les acteurs sur le grill, ce préambule traduit la mainmise des dominés, leur faculté à tisser, puis à tirer les ficelles de celles et ceux qui les méprisent, à les transformer en pantins pour révéler ce que, au fond et derrières les apparences, ils ont dans le ventre.
Les trois couples formés par Pinter sont tous réunis pour célébrer un événement : à la « table une », Julie et Lambert ont convié Prue et Matt pour fêter dignement leur anniversaire de mariage ; à la « table deux », Suki et Russell se réjouissent, quant à eux, de la promotion de Monsieur, dans un domaine professionnel qui, jusqu’au bout de la pièce, restera inconnu. Entre ces six-là, il n’est pas question de tendresse, d’affection ou de mots doux. Avec une décontraction remarquable, toutes et tous ont la langue particulièrement déliée, comme si le restaurant, et sa capacité intrinsèque, en tant que lieu de sociabilité, à façonner la parole, avait fait sauter tous les verrous de la bienséance. Tandis que Lambert et Matt parlent (littéralement) de « cul » à peine les plats (partiellement) servis, Russell insulte toutes les secrétaires de « salopes », et, dans la foulée, sa compagne – une ancienne secrétaire – de « pute » et de « conne ». Façon pour Pinter de mettre à nu la vulgarité congéniale, presque débordante, des personnages qu’il place au centre du jeu. Langagière, et renforcée par la nouvelle traduction musclée et sans concession de Louise Bartlett – habituée aux écritures de Lucy Kirkwood (Le Firmament, Ravissement, Les Enfants, Chimerica) et de Kae Tempest (Les nouveaux anciens, Qu’on leur donne le chaos, Étreins-toi) –, cette vulgarité innerve aussi leurs attitudes, leurs comportements et leurs propos. Dépourvus de toute valeur profonde et humaniste, les convives ne jurent que par l’argent, le sexe et le pouvoir, dont leurs discussions regorgent, jusqu’à en devenir obscènes, voire violentes.
Car, au-delà du mépris qu’ils manifestent éhontément envers le personnel de service, qui, à intervalles réguliers, tente de s’immiscer dans les conversations, il est remarquablement inquiétant de voir ces piranhas sociaux, bourgeois assumés ou en devenir, s’entre-dévorer, se tirer des balles traçantes dans le buffet, sans que personne, ou presque, n’y trouve à redire et n’en ressorte égratigné, comme si tout sentiment humain et toute réaction sensible les avaient définitivement abandonnés. Fiers d’eux-mêmes et de leur réussite, ils apparaissent comme des monstres d’égoïsme, des chantres de la masculinité toxique, des représentants d’une homogamie qui tourne à la consanguinité lorsque, au fil des agapes, il apparaît que Lambert et Matt sont frères et Julie et Prue sont soeurs. À ces tristes sires qui font plus pitié qu’envie, Pinter ne tresse évidemment aucun laurier. Par la bande et par touches successives, il brosse d’eux, avec juste ce qu’il faut de cruauté, un portrait au vitriol : derrière leur arrogance et leur sentiment de supériorité, se cachent des épouses soumises, trahies et bafouées, et des maris totalement décérébrés. Face au serveur, dont le grand-père était « un très bon copain d’Ernest Hemingway », mais aussi « très ami avec William Faulkner, Scott Fitzgerald, Upton Sinclair, John Dos Passos », aucun des membres de la bande des six n’est capable de citer le nom de la pièce qu’ils viennent de voir à l’opéra. Pis, après avoir assuré qu’il s’agissait d’un « ballet », Matt lance, avec toute l’assurance hautaine et dédaigneuse qui le caractérise : « Y’en a pas un qui a réussi à atteindre les notes aiguës. Pas vrai ? ». Preuve, s’il en fallait une, que le capital culturel et le capital économique ne vont pas toujours de pair.
Ce bain corrosif et cruel, Hubert Colas l’acidifie encore en transformant son espace scénique en réceptacle des bas-fonds de la société du spectacle. Du cérémonial marqué du sceau de la télé-réalité aux lumières, co-créées avec Sasha H, parfois dignes des mauvais spots lumineux qui sévissent dans les soirées dansantes un peu miteuses, en passant par cette immense tournette, qui rappelle tout à la fois les plateaux de fromages des restaurants chichiteux et les podiums pour starlettes de seconde zone, la vulgarité semble avoir tout gangréné, et transpirer par tous les pores. Surtout, le metteur en scène réussit à colorer l’ultime pièce de Pinter, parue en 1999, avec les pigments des années 2020. Sous sa houlette, Julie, Prue, Lambert et Matt passent pour les représentants de cette ploutocratie, dont la violence, la bêtise et l’entre-soi jaloux menacent les équilibres démocratiques aux quatre coins du monde – à commencer par l’Amérique trumpiste –, tandis que Suki et Russell semblent être les lointains cousins de ces influenceuses et influenceurs dubaïotes, dont la richesse et la gloire numérique reposent en réalité sur du sable.
Au soir de la première au Nouveau Théâtre de Besançon, il était alors regrettable d’observer que la force de ce geste, et de la pièce, était largement compromise, voire contrecarrée, par l’utilisation de masques dont Hubert Colas a décidé d’affubler quatre de ses comédiens. Compréhensible dans sa façon de déshumaniser et de rendre gémellaires Lambert et Matt d’un côté, et Julie et Prue de l’autre, mais aussi de souligner la différence qui existe entre ces bourgeois arrivés à maturité et ceux, Suki et Russell, encore en phase de mutation, cette idée transforme le quatuor en petit club de créatures caricaturales. Redoublée par une direction d’actrices et d’acteurs un brin forcée, cette impression protège plus qu’elle n’expose les personnages concernés : abrités derrière la dissimulation de leurs traits, ils peuvent, sans rougir, s’autoriser tous les excès et sont naturellement mis à distance. Au-delà des bâtons qu’il place dans les roues des comédiennes et des comédiens, privés de leur singularité, ce simple artifice, sous ses airs anecdotiques, tend à enrayer la mécanique dramaturgique pinterienne et aller à rebours de la justesse et de la cruauté de sa logique révélatrice. Car, loin d’être des figures indiscernables, supports des fantasmes de ceux qui n’en sont pas, les membres de la caste clouée au pilori par le dramaturge britannique sont des femmes et des hommes bien réels, pleinement conscients des ravages sociétaux qu’ils commettent pour alimenter leur profit, et asseoir leur domination.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Célébration
Texte Harold Pinter
Nouvelle traduction Louise Bartlett
Mise en scène et scénographie Hubert Colas
Avec Penélope Estevez, Emile-Samory Fofana, Carine Goron, Harold Henning, Isabelle Mouchard, Perle Palombe, Thierry Raynaud, Kervens St Fort, Manuel Vallade
Son Frédéric Viénot
Création musicale Jardin
Lumière Sasha H, Hubert Colas
Vidéo Morvan Hauray
Costumes Carmen Buisson, assistée de Julie Brones
Masques Virginie Breger, assistée de Lisa Kramarz
Assistante à la mise en scène Lisa Kramarz
Stagiaire assistant à la mise en scène Sasha Paula
Régie plateau Victoria PellissierProduction Diphtong Cie
Coproduction MC2: Grenoble ; CDN Besançon Franche-Comté ; Les Théâtres – Marseille
Soutiens Odéon – Théâtre de l’Europe, Malakoff scène nationale, La Criée – Théâtre national de Marseille
Avec la participation du Jeune Théâtre nationalL’Arche est agent théâtral du texte représenté.
Durée : 1h05
Nouveau Théâtre de Besançon, CDN
du 19 au 21 février 2025La Criée, Théâtre national de Marseille
du 27 février au 1er marsMC2: Maison de la Culture de Grenoble
durant la saison 2025-2026
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !