Pour sa première création en tant que directeur du Quai d’Angers, Marcial Di Fonzo Bo s’empare de la réécriture du chef-d’oeuvre de Tchekhov tricotée par l’autrice allemande Rebekka Kricheldorf, mais ne réussit pas à voler au secours d’une pièce qui, contrairement à son aînée, manque cruellement de finesse.
« D’ici à deux cents, trois cents ans, la vie sur Terre sera incroyablement belle, éblouissante. L’homme a besoin de cette vie-là ; et s’il ne la possède pas encore, eh bien, il doit la pressentir, l’attendre, rêver, s’y préparer, il doit, par conséquent, voir et connaître plus que ce qu’ont vu et connu son père et son grand-père. » Nous y voilà donc, si ce n’est à l’heure des comptes, à tout le moins au moment d’un premier bilan, plus de 120 ans après ces mots prononcés par Verchinine dans Les Trois Soeurs de Tchekhov. Repris par Marcial Di Fonzo Bo en ouverture de son Dolorosa – Trois anniversaires ratés, ils posent le cadre de la réécriture que Rebekka Kricheldorf a entreprise du chef-d’oeuvre de l’auteur russe dans Villa Dolorosa. Largement méconnue en France, mais déjà reconnue comme l’une des dramaturges les plus talentueuses de son époque outre-Rhin, où elle a obtenu plusieurs prix, l’autrice allemande a fait de la relecture des classiques sa spécialité. Au-delà de cette variation autour des Trois Soeurs, dont Marcial Di Fonzo Bo a choisi de s’emparer pour sa première création en tant que directeur du Quai d’Angers, on lui doit, notamment, Mademoiselle Agnès, où Le Misanthrope de Molière, devenu une femme, est passé à la paille de fer. Loin d’agréer la prophétie de Verchinine, la réécriture de Rebekka Kricheldorf s’inscrit en contre, et plonge les doubles contemporains d’Olga, Irina et Macha dans un bain encore plus amer que celui imaginé par Tchekhov, au risque de perdre en chemin une large part de la substance et de la beauté de l’oeuvre originelle.
Exception faite du glissement temporel de plus d’un siècle, l’autrice allemande reprend l’essentiel du canevas tricoté par son homologue russe, et donne à voir la fratrie tchékhovienne telle qu’en elle-même, ou presque : Olga, l’aînée des trois soeurs, est toujours cette professeure de lycée responsable, qui tient la maisonnée à bout de bras et se prépare à devenir directrice, tout en développant une obsession par rapport à son âge ; Macha est encore malheureuse en amour, mal mariée à un certain Martin – qui remplace Kouliguine – et sensible aux charmes de Georges – le double de Verchinine –, lui-même en ménage avec une femme qui, au lieu d’être neurasthénique comme dans la pièce d’origine, multiplie les tentatives de suicide ; Irina, quant à elle, est une étudiante intermittente à la fac, qui, de la sociologie à la microbiologie, cherche la discipline la plus adéquate. À leurs côtés, leur frère, Andreï, incarne toujours l’artiste en gestation, soutenu par ses soeurs, mais oisif, tout juste capable de prendre un poste au service culturel de la mairie et de se mettre en couple avec Janine – la nouvelle version de Natacha –, une « pauvre » qui tend à imposer ses désirs sur l’ensemble de la maison. À toutes et tous, Rebekka Kricheldorf réserve, malgré tout, un cadre de vie plus noir que celui d’origine : sans aucune issue visible, pas même un hypothétique départ pour Moscou, l’ensemble des personnages sont coincés dans une cruelle impasse. Au long des trois anniversaires ratés d’Irina qui scandent la pièce, ils semblent se complaire dans leur triste condition, en mesure de dire, mais incapables de faire, comme si tout espoir, même fantasmé, avait vécu.
En résulte une tentative de comédie caustique qui viendrait singer, et se moquer, des maux de notre époque, sans en pousser suffisamment les feux. Là où certaines et certains, tels Christiane Jatahy et Simon Stone avaient réussi en leur temps leur actualisation des Trois Soeurs, en conservant, notamment, cette incroyable mélancolie et cette difficulté à exister qui font tout son sel, Rebekka Kricheldorf semble observer ses personnages par le petit bout de la lorgnette. Tandis que le drame originel déploie un universalisme bouleversant, sa réécriture se vautre dans une vulgarité, y compris de la langue, toute contemporaine, reflet d’une forme de médiocrité intellectuelle, et se fait plus attristante que touchante dans sa façon de réduire la pièce de Tchekhov à un petit assemblage de mal-être individuels et nombrilocentrés. Surtout, outre le caractère anecdotique d’un grand nombre de situations, le mal de vivre est exprimé au forceps, comme s’il avait été plaqué sur l’existence plutôt que d’en découler naturellement. Dès lors, bien des éléments sonnent faux et creux, à commencer par ces vraies-fausses fulgurances intellectuelles qui, à force d’arriver sans crier gare, et sans aucune construction préalable de la pensée, donnent l’impression de caricaturer Les Trois Soeurs, sans effet comique notable par manque d’audace et de finesse d’esprit.
Encouragée par Marcial Di Fonzo Bo qui se plait à en glisser certains passages parmi les plus beaux, comme si les comédiennes et les comédiens, devenus des fantômes, se souvenaient d’un temps d’avant, la comparaison avec la pièce d’origine est alors cruelle pour la relecture de Rebekka Kricheldorf. Son salut, ce texte pourrait sans doute le trouver grâce à un⸱e metteur⸱se en scène qui souhaiterait, à tout prix, et dans le moindre de ses recoins, le faire grincer, à la manière d’une pièce de Marius von Mayenburg. Malheureusement, comme Pierre Cuq avant lui, Marcial Di Fonzo Bo tombe dans le piège du drame bon teint et bourgeois, un peu trop lisse et fade – à l’image de la scénographie glaciale de Catherine Rankl – pour, nonobstant quelques saillies bien senties, provoquer rire et réflexion. En dépit de ces nombreux handicaps, les actrices et les acteurs présents au plateau se démènent pour donner âme et caractère à ces personnages qui, a priori, souffrent de leur manque. Toujours aussi impeccable, Marie-Sophie Ferdane y parvient dans le rôle d’Olga, tout comme Elsa Guedj et Juliet Doucet qui offrent, chacune à leur endroit, du relief à l’impertinente Macha et à la « pauvre » Janine, bien décidée à ne pas se laisser faire par les riches, à tout le moins d’esprit, qui l’entourent. Reste qu’il en faudrait plus, beaucoup plus, pour nous convaincre que la pièce de Rebekka Kricheldorf vaut mieux qu’une actualisation habile et bien sentie des Trois Soeurs.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Dolorosa – Trois anniversaire ratés
Variation des Trois Soeurs de Tchekhov
Texte Rebekka Kricheldorf
Mise en scène Marcial Di Fonzo Bo
Traduction Leyla-Claire Rabih, Frank Weigand, et André Markowicz, Françoise Morvan pour les passages d’Anton Tchekhov
Avec Juliet Doucet, Marie-Sophie Ferdane, Jean-Christophe Folly, Elsa Guedj, Camille Rutherford, Alexandre Steiger
Scénographie Catherine Rankl
Dramaturgie Guillermo Pisani
Musique Étienne Bonhomme
Costumes Fanny Brouste
Lumières Bruno Marsol
Assistante à la mise en scène Margot Madec
Conseil à la distribution Richard Rousseau
Régie générale François Mussillon
Régie plateau Olivier Blouineau
Régie lumière Jean-Philippe Geindreau
Régie son Rachel Brossier
Réalisation du décor Ateliers de décors de la Ville d’AngersProduction Le Quai Centre Dramatique National Angers Pays de la Loire
Coproduction Le Volcan Scène nationale du Havre, tnba – Théâtre national de Bordeaux Aquitaine, TNB – Théâtre National de BretagneRebekka Kricheldorf est représentée par Kiepenheuer Bühnenverlag et publiée chez Actes Sud. Les Trois Sœurs est publié chez Babel
Durée : 1h55
Le Quai CDN Angers Pays de la Loire
du 1er au 4 octobre 2024, puis du 25 au 28 février 2025TnBA – Théâtre national Bordeaux Aquitaine
du 6 au 8 novembreThéâtre du Rond-Point, Paris
du 5 au 15 mars 2025Théâtre National de Bretagne, Rennes
du 19 au 27 mars 2025
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