Dans sa dernière création, le metteur en scène Romeo Castellucci opère un curieux fondu entre la reine étrangère et la comédienne française, et en profite pour précipiter le texte de Racine par-dessus bord.
Racine-Castellucci-Huppert, ou plutôt Huppert-Castellucci-Racine. Avec ses airs de Sainte-Trinité du théâtre, l’affiche avait de quoi séduire, enluminée par un trio d’artistes qui, chacun à leur endroit et sur leur seul nom, sont capables d’attirer un public nombreux. Créé au Domaine d’O de Montpellier, avant d’atterrir au Théâtre de la Ville, puis d’embarquer dans une longue tournée européenne, ce Bérénice s’imposait, en toute logique, comme l’une des productions théâtrales les plus attendues de ce début d’année. Malgré tout, cette alliance pour le moins tactique entre une comédienne d’envergure, un plasticien de génie et un bijou du classicisme avait de quoi surprendre, a minima à deux endroits : dans son parcours, Romeo Castellucci n’avait jusqu’ici jamais montré d’affection particulière pour le répertoire français et, au rayon des classiques, avait toujours privilégié des textes d’Eschyle (L’Orestie), de Dante (La Divine Comédie) ou de Shakespeare (Hamlet, Jules César) ; surtout, le maître italien n’a guère pour habitude de centrer l’ensemble d’un projet autour de la figure d’une comédienne ou d’un comédien à laquelle il préfère les dispositifs scéniques, le plus souvent renversants. Si, au théâtre comme ailleurs, un coup de foudre n’est jamais totalement à exclure, l’attelage avait donc, sur le papier, quelques raisons de faire sourciller, voire de faire craindre le pire. Et il est malheureusement peu de dire que le pire est advenu.
Comme pour signifier, et tenter de magnifier, son soi-disant règne sur le monde du théâtre – Castellucci arguant, dans sa note d’intention, qu’elle n’est ni plus ni moins que « la synecdoque de l’art du théâtre occidental » –, Isabelle Huppert se retrouve seule au plateau, ou presque. Et pour cause : du texte d’origine de Racine, le metteur en scène italien n’a choisi de faire entendre que la partition de Bérénice ; celles de Titus, Antiochus, Paulin et Phénice, pour ne citer qu’eux, étant, au mieux, partiellement reléguées dans des projections en fond de scène. Autour de la reine étrangère, ne virevoltent alors que deux performeurs, Cheikh Kébé et Giovanni Manzo, dans les rôles rendus mutiques de l’empereur de Rome et du roi de Commagène, mais aussi un corps dansant composé de douze artistes qui, de leur côté, incarnent le pouvoir à la romaine, politique ou militaire, telle une menace aveugle et sourde. Car, dans les yeux de Bérénice, ce sont bien l’Empire et ses lois – comme le lui intime Antiochus : « Une reine est suspecte à l’empire romain. / Il faut vous séparer, et vous partez demain. » – qui la privent des bras de son amant Titus, devenu le nouveau maître de Rome. Éconduite, répudiée, la reine de Judée se retrouve au coeur d’une tragédie où plus aucun événement n’advient, où le pire est déjà passé et l’avenir paraît bien maigre. Son drame, cette femme, comme tant d’autres dans une telle tourmente amoureuse, le vit de l’intérieur et l’exprime par la langue et à travers cette musicalité, à nulle autre pareille, de l’alexandrin racinien.
Et pourtant, ce texte, qui n’a plus à démontrer son statut de petit joyau du théâtre français, Romeo Castellucci décide d’en précipiter la magie par-dessus bord. De sa beauté d’origine, ne restent que quelques faibles étincelles, celles, dans un immense paradoxe, produites par les répliques projetées en fond de scène qui permettent à tout un chacun d’entretenir un rapport direct avec lui. Pour le reste, le metteur en scène italien semble tout entier jouer contre l’oeuvre. En souhaitant la libérer de la métrique des alexandrins, il lui ôte son squelette et la transforme en amas le plus souvent informe qu’il se plaît à malmener, dans sa direction d’actrice, mais aussi dans son recours au vocoder, à la reverb et à la musique accessoire de Scott Gibbons. Tous agissent comme autant de parasites qui, volontairement – il ne saurait en être autrement avec Castellucci –, éloignent le texte de Racine, comme s’il ne devait pas risquer de voler la vedette à la star de la soirée. Car, au fil des minutes qui lentement s’égrènent, l’objectif du metteur en scène italien apparaît de plus en plus clairement : fondre Bérénice dans Isabelle Huppert, confondre la reine étrangère et la comédienne, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, ou presque, de la première et que la seconde puisse asséner, au coeur de l’espace mental qu’elle a créé : « Que le jour recommence, et que le jour finisse, / Sans que jamais Titus puisse voir Isabelle ». Façon de jeter irrémédiablement les dés.
À ceci près qu’au soir de la première au Théâtre Jean-Claude Carrière, la comédienne semblait visiblement mal à l’aise, handicapée par ce dispositif en solitaire qui l’oblige à trouver l’intégralité de la ressource dramatique en elle, sans aucun partenaire de jeu pour l’accompagner, lui donner le change et la relancer. Si cette solitude scénique peut venir renforcer l’aspect intime du drame qui isole Bérénice du monde des Hommes, et transforme Isabelle Huppert en combattante, elle l’oblige à passer en force et l’enferme sous un plafond de verre. Tandis que sa diction reste à parfaire et que ses déplacements s’avèrent hasardeux, elle paraît plutôt subir qu’agir, malmenée par les idées farfelues d’un Castellucci qui, d’un câlin à un radiateur au face-à-face avec une machine à laver, en passant par sa transformation en mendiante de l’amour, ne la ménage jamais. C’est que, d’un point de vue strictement plastique, exception faite de cette remarquable entrée en matière par le biais de la liste des éléments chimiques composant le corps humain, castelluccienne en diable, le maître italien ne parvient pas à accéder au sublime rang esthétique auquel il nous avait habitués. Si certains tableaux réussissent à faire mouche, l’ensemble paraît manquer de rodage, en particulier les séquences avec les performeurs, relativement pauvres et insuffisamment calées. Manifestement sceptique au sortir, le public montpelliérain méritait sans doute mieux.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Bérénice
d’après Jean Racine
Conception et mise en scène Romeo Castellucci
Avec Isabelle Huppert, Cheikh Kébé, Giovanni Manzo et 12 performeurs : Laurent Aroles, Swan Bélémy, Pierre Bienaimé, David Bougnot, Hugo Daubresse, Julien Dégremont, Matthew Ford, Liam-Qhaïs Frih, Hugues Heron, Joël Huta, Théotime Ouaniche, Pao Schachner
Musique Scott Gibbons
Costumes Iris van Herpen
Assistant à la mise en scène Silvano Voltolina
Collaboration à la dramaturgie Bernard Pautrat
Direction technique Eugenio Resta
Technicien de plateau Andrei Benchea, Stefano Valandro
Technicien lumières Andrea Sanson
Technicien son Claudio Tortorici
Costumière Chiara Venturini
Conception maquillage et coiffure Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo
Sculptures de scène et automations Plastikart Studio Amoroso et ZimmermannProduction Cité européenne du théâtre, Domaine d’O, Montpellier ; Societas Romeo Castellucci
Coproduction Théâtre de la Ville Paris, France ; Comédie de Genève, Suisse ; Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; deSingel International Arts Center, Belgique ; Festival Temporada Alta, Espagne ; Teatro di Napoli – Teatro Nazionale, Italie ; Thalia Theater Hamburg, Allemagne ; Onassis Stegi ; Triennale Milano, Italie ; National Taichung Theater, Taïwan ; Holland Festival ; LAC, Lugano Arte e Cultura, Suisse ; TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers ; La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène Nationale, France ; Théâtre National de Bretagne – Rennes ; Yanghua Theatre, Chine
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise HermèsDurée : 1h35
Domaine d’O, Montpellier
du 23 au 25 février 2024Théâtre de la Ville, Paris
du 5 au 28 marsTriennale Milano
du 4 au 8 avrilLAC Lugano Arte e Cultura
les 29 et 30 septembreComédie de Genève
du 5 au 10 octobreThéâtres de la Ville de Luxembourg
du 18 au 20 octobredeSingel Arts Center, Anvers
du 7 au 10 novembreTemporada Alta, Gérone
les 23 et 24 novembreLa Comédie de Clermont-Ferrand, Scène Nationale
du 10 au 12 janvier 2025Teatro di Napoli – Teatro Nazionale
du 24 au 26 janvierThéâtre National de Bretagne, Rennes
du 15 au 17 mai
Merci pour cet article très juste. J’avais déjà écouté et vu Isabelle Huppert à Odéon, mais là je dois dire avec tout le respect que j’ai pour elle, à aucun moment je n’ai vécu une expérience théâtrale. Rien ne m’a bouleversée révoltée remuée. L’énumération des composants du corps humain le radiateur, la machine à laver le linge, les performeurs (fausse entracte), le Ah Oh !, les corps dénudés, tout était gratuit et n’apportait rien si ce n’est que de souligner le vide abyssal de cette création théâtrale. L’utilisation du vocodeur et la reverb aurait pu être intéressante mais cela a rendu le texte inaudible (en tout cas du fond de la salle) et les répliques projetées sur le rideau plissé du fond de scène étaient illisibles. La seule chose que j’ai ressentie c’est que je fais partie de ces ventres mous qui acceptent de regarder de souffrir jusqu’au bout sans rien dire. J’aurais aimé crier ma colère à la fin, de la même manière qu’Isabelle Huppert a crié « ne me regardez pas « À ce cri le spectacle pouvait alors commencer