Au Théâtre de La Colline, le metteur en scène suisse Milo Rau ne parvient pas, malgré la performance mimétique d’Arne De Tremerie, à transcender le récit de soi éculé du jeune romancier.
Déjà prophète en son pays, Edouard Louis l’est désormais bien au-delà. Traduits dans une trentaine de langues, ses deux premiers romans – En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence – lui ont permis de dépasser les frontières hexagonales et de donner des idées, et des envies, à la fine fleur des metteurs en scène européens. A la suite de Stanislas Nordey qui, en 2019, à La Colline, s’était mis en scène dans Qui a tué mon père – un texte qu’il avait lui-même commandé au romancier –, Thomas Ostermeier était, quelques mois plus tard, après avoir livré sa version d’Histoire de la violence, allé plus loin en demandant à l’écrivain de monter sur le plateau du Théâtre des Abbesses pour incarner, à partir de la même oeuvre, son propre rôle. Une expérience qu’Edouard Louis a vécue, à l’en croire, plus difficilement que sa performance scénique de l’époque ne le laissait entrevoir. « Tout s’est passé encore mieux que ce que j’aurais pu imaginer. Et pourtant… Pourtant je réalise que la vie d’acteur n’est pas la vie rêvée que j’avais espérée. C’est une révélation dure à encaisser. (…) Je pensais que c’était une nouvelle vie qui commençait pour moi (…) Mais j’ai eu tort », confesse-t-il d’emblée, en voix off, dans The Interrogation, qu’il a, cette fois, composé avec le directeur du NTGent, Milo Rau.
Inscrit au programme de l’édition 2021 du Kunstenfestivaldesarts, ce projet avait, « suite à une transformation importante », que l’on comprend mieux aujourd’hui, été ajourné in extremis. Il reprend vie, ces jours-ci, au Théâtre de La Colline, non pas avec Edouard Louis au plateau – comme les photos d’origine le laissaient présager et comme le metteur en scène suisse l’avait initialement imaginé –, mais avec le comédien Arne De Tremerie. Membre de la troupe du NTGent, l’acteur a non seulement le même âge que le romancier, mais aussi une ressemblance physique certaine avec lui, dont Milo Rau a tenté de faire son miel pour orchestrer une performance mimétique et explorer, une nouvelle fois, la lisière entre théâtre et réel. Sous le regard d’Edouard Louis, présent par intermittence en vidéo, Arne De Tremerie endosse alors le style vestimentaire de l’écrivain – sweat blanc, jean, baskets et sac à dos bordeaux –, mais aussi ses mots, ou plutôt son récit de soi qui a, rapidement, comme un air de déjà-vu.
Comme s’il n’avait, en définitive, plus rien à ajouter, Edouard Louis nous ressert, sous des allures ripolinées, les mêmes plats que dans ses trois premiers romans. Nonobstant quelques anecdotes inédites, les habitués y retrouveront les jalons biographiques et les obsessions désormais bien connues du jeune auteur : ses origines sociales défavorisées, son malaise adolescent, son homosexualité rejetée, son adoration pour Titanic, ses années théâtre salvatrices, sa rencontre capitale avec Didier Eribon, sa découverte de Pierre Bourdieu, son changement de nom, ses premiers pas en tant que romancier, sa douleur d’être un transfuge de classe… Rien de nouveau sous le soleil donc, si ce n’est pour les néophytes qui découvriront une version édulcorée de son parcours, sans commune mesure, malheureusement, avec la puissance de ses écrits. Preuve qu’à force de labourer les mêmes terres, Edouard Louis prend le risque de les rendre de moins en moins fertiles et singulières ; et ce malgré la performance d’Arne De Tremerie qui, au plateau, joue, avec une remarquable aisance, de l’effet miroir qui semble englober les deux significations du mot dualité, comme double de soi et coexistence de deux éléments de nature différente.
Ce substrat, Milo Rau ne parvient pas, en dépit de ses efforts, à le transcender et à en faire un véritable matériau pour analyser en profondeur les rapports entre art et réalité. Tout au plus l’enjolive-t-il avec quelques trouvailles, telle l’irruption de la lamentation de Didon, issue du Didon et Enée de Purcell, ou de la supplique de Wahab à Nawal, extraite d’Incendies de Wajdi Mouawad, tout en esquissant certaines pistes qui mériteraient d’être davantage creusées pour incarner le coeur réel, et battant, de ce spectacle. Las, l’insatiable appétit professionnel, et existentiel, d’Edouard Louis qui désespère que, étape après étape, « la fin n’arrive jamais », son « échec avec le bonheur », à l’image d’Anne Carson – dont il est l’un des traducteurs – dans Nox, et sa sensation, « certains jours », d’être, sur scène, « comme un clown » privé de sa liberté restent largement en jachère, délaissés au profit de sentiers trop connus à force d’être battus.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
The Interrogation
Texte Edouard Louis et Milo Rau
Mise en scène Milo Rau
Avec Arne De Tremerie
Dramaturgie Carmen Hornbostel
Lumières Ulrich Kellermann
Assistant à la mise en scène Giacomo Bisordi
Direction technique Jens BaudischProduction International Institut of Political Murder (IIPM)– commande pour le Kunstenfestivaldesarts
Coproduction NTGent en coopération avec ITA – International Theatre Amsterdam & NTGentDurée : 1h10
La Colline, Paris
du 18 au 24 mai 2022
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