A la tête d’une troupe de comédiens professionnels et non-professionnels, Luca Giacomoni assujettit la pièce de Shakespeare et accouche d’un spectacle replié sur lui-même.
L’éternel débat entre la folie et l’extra-lucidité d’Hamlet, Luca Giacomoni l’a tranché, clairement, nettement, en faveur de la première et au détriment de la seconde. Chez le metteur en scène d’origine italienne, le prince de Danemark n’est d’ailleurs pas le seul à avoir une vision autre du réel. Tous les personnages du royaume, de Gertrude à Claudius, d’Ophélie à Polonius, semblent, chacun à leur manière, aux prises avec des troubles qui les enserrent autant qu’ils les transportent dans des univers, les leurs, cousins éloignés du nôtre. Leur « folie », comme on peut l’appeler génériquement et grossièrement, n’est pas de celles, théâtrales à souhait, qui cherchent à singer le « fou » et tombent dans la caricature, mais de celles, plus réalistes, qui dans des attitudes, des gestes, des positionnements différents renferment, subtilement et sans que l’on s’en rende toujours compte au premier abord, des rapports décalés au monde.
Cette perception juste et sensible, Luca Giacomoni est allé la dénicher dans le réel. Coutumier des projets collectifs menés avec des structures non théâtrales – le centre pénitentiaire de Meaux pour son Iliade, la Maison des femmes de Saint-Denis pour ses Métamorphoses –, il s’est cette fois associé à un groupe en suivi psychiatrique du GHU Paris pour aller à la rencontre de personnes ayant eu des expériences dites « psychotiques », victimes, notamment, de troubles de la personnalité ou d’hallucinations visuelles ou auditives. Loin de se contenter de ce travail préparatoire immersif, le metteur en scène l’a matérialisé au plateau par l’association de comédiens professionnels – pour une large majorité – et non-professionnels, façon pour lui, sans doute, de tenter d’échapper à une trop grande théâtralité, dont il se méfie, et d’approcher cet « essentiel » qu’il chérit. Las, au-delà de l’acception fine de la folie qu’il parvient à exposer sous bien des facettes, il ne réussit pas à tirer pleinement profit de ce beau projet, et écrase tout avec sa vision, son parti-pris, sa lecture d’Hamlet, jusqu’au texte de Shakespeare lui-même.
Tout se passe comme si Luca Giacomoni s’inscrivait dans la lignée de ces metteurs en scène tout-puissants, tellement sûrs de leur fait qu’il ne laisse personne, à part eux-mêmes, avoir voix au chapitre. Son Hamlet paraît se fonder sur une logique d’assujettissement total, de la pièce et de la scène. L’artiste l’avoue sans barguigner : pour lui, « un texte doit toujours être au service de l’acte théâtral », et non l’inverse. Résultat, la pièce de Shakespeare est reléguée au rang d’anecdote dans laquelle rien, ou si peu, n’est puisé, exception faite de la trouvaille d’origine, cette variation autour de la folie. Plutôt que d’avancer au côté du dramaturge, la proposition s’embourbe alors dans un cheminement lourd, étiré et laborieux, où l’idée de base préside, sans jamais progresser, donnant l’impression de faire du surplace. Au lieu d’utiliser la pièce comme tremplin, il s’impose à elle et la plaque, jusqu’à ce que étouffement s’ensuive.
D’autant que le geste de Luca Giacomoni est celui de quelqu’un qui retranche, retranche, et retranche encore pour, affirme-t-il, « réduire ce qui fait ‘bruit’ dans la pièce, afin d’entendre mieux, au plateau, ce qui représente un ‘signal’ ». A l’image de la scène, furieusement dépouillée, Hamlet s’en trouve tristement décharnée, réduite aux étapes incontournables du récit. Bien loin d’exploiter cette trame à l’os, l’artiste l’enrobe curieusement d’une mise en scène ornementale, mue par une occupation de l’espace souvent gratuite et illustrative, comme autant de nuances d’expression corporelle de la folie. A la manière de pantins tout entiers au service de leur metteur en scène, les comédiens ne paraissent avoir qu’une très faible marge de manoeuvre. Enfermées dans un style de jeu replié sur lui-même, leurs voix portent difficilement et tous peinent, sans le chercher vraiment, à empoigner le texte. Alors, malgré ces beaux et justes fondements, cet Hamlet, faute d’avoir su ou voulu se nourrir des éléments à sa portée, qu’ils viennent de Shakespeare ou des acteurs, s’épuise très rapidement, s’affaiblit jusqu’à en devenir pauvre, cantonné à une vision pour le moins étriquée de la pièce, pourtant si riche, du grand Will.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Hamlet
d’après William Shakespeare
Mise en scène Luca Giacomoni
Avec Olivier Constant, Laure Darras, Valérie Dréville, Élodie Franques, Tarik Kariouh, Vicente Olivier, Serge Nail, Édouard Penaud, Fabrice Pesle, Louis Plesse, Quentin Vernede
Piano et chant Nathalie Morazin
Traduction Jean-Michel Déprats
Dramaturgie Sarah Di Bella
Assistantes mise en scène Paola Pelagalli, Leïla Blier
Collaboration artistique Agnès Adam, Giuseppina Comito
Danse des couteaux Davide Monaco
Costumes Cécile Laborda
Objets Jacopo Leone
Lumières Bartolo FilipponeProduction WHY THEATRE
En partenariat avec le GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences
Coproduction et coréalisation Le Monfort Théâtre (Paris) ; Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien de la Ville de Paris, la DRAC Île-de-France, la Fondation Meyer pour le développement culturel et artistique, la Fondation de France, la Fondation Humanités, Digital et Numérique, la Fondation L’Accompagnatrice
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National (Paris)
Résidences de création au Nouveau Gare au Théâtre (Vitry-sur-Seine), au Monfort Théâtre (Paris), au Préau, centre dramatique national de Normandie-Vire, à La Villette (Paris), au Carreau du Temple (Paris), au T2G – Théâtre de Gennevilliers, centre dramatique national, à la Ménagerie de Verre (Paris)Durée : 2h15
Le Monfort Théâtre, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 29 septembre au 9 octobre 2021Le Préau, CDN de Normandie-Vire
les 19 et 21 octobre
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