Au TNP de Villeurbanne, le dramaturge et metteur en scène poursuit son exploration de l’art et des artistes à travers les portraits croisés de trois jeunes pianistes, auxquels Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zerrouki offrent une humanité débordante de rivalité.
Il ne faut pas longtemps pour comprendre à quelle famille appartient Sentinelles, dans quelle lignée il s’inscrit, à la fois comme prolongement et dérivé de Italienne, scène et orchestre, que Jean-François Sivadier, depuis plus de 25 ans, remet à intervalles réguliers sur le métier. A la manière de son illustre aîné, son dernier-né entretient un rapport étroit à la musique, à l’art, et plus spécifiquement au hors-champ, à ces coulisses qui matricent l’œuvre finale, sans que le public, y compris le plus averti, ait pleinement conscience de ce qui se joue au-delà de ce qui est représenté. Cette fois, le dramaturge et metteur en scène va plus loin et centre la focale, non pas sur la seule répétition comme envers du décor, mais directement sur l’artiste, en l’occurrence sur le pianiste concertiste – sans doute l’un des musiciens les plus solitaires –, pour comprendre ce qui l’anime, ce qui l’agite, voire le tourmente. Tant et si bien qu’il a la malice, et l’audace, de le priver de son instrument fétiche. Contre toute attente, Sentinelles sera donc une pièce sur les pianistes… sans pianos, façon de braquer encore un peu plus les projecteurs sur l’homme et de signifier que la musique, et l’art avec elle, est aussi une affaire de corps, et de corps-à-corps.
Car, entre Mathis, Raphaël et Swan, l’amitié prime presque autant que la rivalité. Tous reçus dans une prestigieuse école de musique, où ils parfont, plus qu’ils ne font, leurs gammes, les trois jeunes hommes ont une même passion pour le piano, mais une acception différente de la musique. Quand le premier y voit la concrétisation d’une quête intérieure, personnelle et, à bien des égards, en dehors des sentiers battus, le second la considère comme un levier politique, capable de « soulager les peines de l’existence », et le troisième comme un instrument poétique, transcendantal, en mesure, en révélant le beau, de transfigurer le monde. Trois visions de leur art, trois courants de pensée, qui se retrouvent dans leurs goûts, dans l’identité de ces compositeurs qu’ils défendent mordicus ou, au contraire, vouent aux gémonies. Alors que le cœur et l’esprit de Raphaël penchent pour Chostakovitch et que Swan n’a d’yeux que pour Mozart, et « tout Mozart », Mathis, qui l’exècre, lui préfère largement, et logiquement, Stravinsky et Berg. Autant de différences qui emportent le trio dans des joutes verbales, souvent cinglantes, dans l’ombre du directeur-fondateur de l’école, Charles Heinzberg, qui fait office de juge de paix de leur compétition, exacerbée par la perspective du concours Tchaïkovski. Or, dans le regard de cette figure tutélaire, Mathis se détache nettement. Tel un fils prodigue, il écrase ses deux camarades, restés laborieux virtuoses, de tout son génie, jusqu’à compromettre leur amitié.
Lointainement inspirée du Naufragé de Thomas Bernhardt – où le dramaturge interroge, lui aussi, les rapports de trois pianistes, malmenés par le génie de l’un d’eux, Glenn Gould, qui dégoute ses deux compères de leur art, voire de la vie –, la pièce de Jean-François Sivadier plonge avec autant de gourmandise que d’acuité dans la fabrique, aussi exaltante que cruelle, d’un concertiste et, plus largement, d’un artiste. Si elle mériterait d’être un brin resserrée et dramaturgiquement plus unifiée pour que chaque scène donne l’impression de s’inscrire pleinement dans un seul et même mouvement, elle réussit malgré tout à dépasser le strict cadre « des érudits parlent aux érudits » pour développer un propos bien plus large sur l’homme-artiste, sur ses buts et ses aspirations, sur ce qui le pousse à se produire sur scène – le public ? lui-même ? – et ce qui nourrit son feu sacré – l’art pour l’art ? le politique ? la revanche ?. Au gré de beaux échanges, toujours substantiels, souvent truculents, qui rappellent les débats véhéments de certains mélomanes, elle brosse également le portrait d’un monde de l’apprentissage artistique beaucoup plus dur que d’aucuns peuvent le penser, où la compétition est reine et les humiliations légion, où le nombre d’appelés est inversement proportionnel à celui des élus.
Le plateau, Jean-François Sivadier le transforme alors en une arène à la scénographie artisanalement dépouillée. En guise de décor, ne subsistent qu’une paire d’immenses draps et une barre de projecteurs à vue. Un cadre à l’état brut qui oblige Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zerrouki à sculpter l’espace scénique à la seule force de leur jeu et de leur présence. Engagés jusque dans leur expression corporelle qui, à l’image de celle des pianistes, est transcendée par la musique – de Bach à Chostakovitch, de Rachmaninov à Ligeti –, ils font montre d’une énergie qui les élève en trio de choc, capable d’offrir une belle singularité à chacun des jeunes hommes qu’ils incarnent, mais aussi d’alimenter un élan de groupe, fondé sur la passion et l’humanité. Alternant saillie véhémente et encouragement sincère, oscillant entre jalousie et admiration – « Si l’amitié implique une absence de différence au niveau du niveau et que l’admiration implique le contraire comment tu fais pour être l’ami de quelqu’un que tu admires ? », s’interroge Swan –, ils font turbuler la scène jusqu’au concours final, sorte d’acmé dramatique qui condamne autant qu’elle scelle leur amitié. Preuve, s’il en fallait une, que si l’art n’est, peut-être, pas capable de changer le monde, il peut, à tout le moins, changer les hommes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Sentinelles
Texte, mise en scène et scénographie Jean-François Sivadier
Avec Vincent Guédon, Julien Romelard, Samy Zerrouki
Assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda
Lumière Jean-Jacques Beaudouin
Son Jean-Louis Imbert
Costumes Virginie Gervaise
Regard chorégraphique Johanne SaunierProduction déléguée MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
Coproduction Compagnie Italienne avec Orchestre ; Théâtre du Gymnase-Bernardines, Marseille ; Théâtre National Populaire, Villeurbanne ; Théâtre-Sénart, Scène nationale de Lieusaint ; Le Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque ; CCAM, Scène Nationale de Vandœuvre-lès-Nancy
Avec le soutien du Théâtre de la Colline et du ministère de la CultureSentinelles est publié aux Solitaires Intempestifs (2021).
Durée : 2h25
Théâtre Louis Aragon, Scène conventionnée danse de Tremblay-en-France
1 décembre 2023Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
6 & 7 décembre 2023MC 93 Bobigny
du 13 au 23 décembre 2023Théâtre National de Bretagne, Rennes
10 – 20 janvier 2024Théâtre du Rond-Point, Paris
30 janvier – 10 février 2024Théâtre National de Nice
14 – 16 février 2024
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