À l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, le metteur en scène s’empare avec intensité de la toute première pièce de Laurent Mauvignier, où, entre polar et drame intime, les douleurs enfouies et les fantômes familiaux remontent, sans crier gare, à la surface.
Il faut les voir, Anne Brochet d’un côté et Philippe Torreton de l’autre, surgir dans leur absence. Elle, évanescente et pétrifiée, tressaillant quand le téléphone sonne ; lui, les deux pieds ancrés dans le sol, mais le regard plongé si intensément dans le vague qu’il en devient vide. Dès les premiers instants de Tout mon amour, le couple qu’ils incarnent se résume à un duo d’enveloppes physiques. Privés de prénoms, tel le symbole d’une individualité disparue, cette Mère et ce Père sont incapables d’être présents au présent, prisonniers d’un passé qui, au long des années, s’est transformé en carcan mental et les amarre à un autre temps. Voilà dix ans qu’ensemble ils ont vécu l’impensable, la disparition soudaine de leur fille, âgée de six ans. Contraints et forcés de revenir sur les lieux du drame pour enterrer le père du Père qui vient de mourir, l’un et l’autre ne comptent pas s’attarder dans cette maison, transformée en berceau de leur malheur. « J’ai accepté de t’accompagner uniquement si on ne restait pas », le met-elle en garde, comme s’il ne fallait surtout pas donner aux fantômes l’occasion de reparaître.
Trop tard, serait-on tenté de répondre quand la sonnette retentit et prend tout le monde de court. Alors que le Père est au téléphone avec son fils, la Mère se résout à aller ouvrir la porte. Hors-champ, ses cris se font perçants : « Dégage ! fous le camp ! mais fous le camp ! espèce de folle ! espèce de cinglée ! dégage ! dégage d’ici je te dis ! disparais ! disparais ! ». De l’autre côté du seuil, patiente une jeune femme de seize ans qui se présente comme leur fille, mais que sa génitrice désignée traite comme un spectre. Inattendue, cette apparition a l’effet combiné d’un détonateur et d’un révélateur. Détonateur dans sa façon de faire volet en éclats la certitude qu’Elisa avait définitivement disparu ; révélateur dans sa manière de faire émerger ces non-dits qui ont, peu à peu, noyauté la cellule familiale. Si cette dernière existe encore, elle s’est fissurée, fracturée, disloquée jusqu’à devenir l’ombre de ce qu’elle fut : tandis que le couple parental ne tient plus qu’à un fil, le Fils s’est irrémédiablement éloigné de lui. Face aux éléments fournis par la jeune femme pour prouver son identité, le trio se retrouve alors au pied du mur, contraint d’arbitrer entre l’impossibilité du retour d’Elisa et l’impossibilité de ne pas y croire.
Cette première pièce de Laurent Mauvignier, Arnaud Meunier fait le choix de l’entraîner du côté du réalisme plutôt que de la métaphysique. A mi-chemin entre le polar et le drame intime, savamment cadencée par des noirs elliptiques, son adaptation est remarquable de limpidité et maîtrise, avec une aisance certaine, le foisonnement de pistes imaginées par l’écrivain. Car, à mesure que l’intrigue avance, Laurent Mauvignier se plait à élargir son champ d’action et à faire pousser des ramifications sur le noeud gordien principal, jusqu’à transformer le questionnement sur l’identité réelle de la jeune femme en centre d’intérêt parmi bien d’autres. Surtout, le metteur en scène a parfaitement compris que, chez le dramaturge-romancier, la face cachée du langage est aussi importante que la parole, que les silences sont aussi capitaux que les mots, que les dialogues qui se chevauchent, s’interrompent ou sont interrompus sont aussi signifiants que ceux qui sont conduits à leur terme. Dans cette langue au scalpel, Arnaud Meunier puise une force et une énergie qui lui permettent de mettre sous haute tension le collectif dramatique, à l’image de ces fantômes qui, tel celui du Grand-père, ne cessent de harceler les vivants, de les mettre face à leurs contradictions et d’exhumer leurs douleurs enfouies, comme le soulignent les lumières en clair-obscur d’Aurélien Guettard, révélatrices du caractère dual de chacun.
Aux prises avec ce passé qui déborde, puis submerge leurs personnages, Philippe Torreton et Anne Brochet forment un beau tandem, aux traits particulièrement bien dessinés, lui en homme à la fois solide et blessé, elle, malgré un jeu sans doute plus fragile, en femme fébrile qui refuse obstinément de se remettre à y croire. Chacun à leur endroit, ils inscrivent dans leur attitude et leur présence le sous-texte que Laurent Mauvignier distille à la manière d’un peintre impressionniste, et entraînent dans leur sillage Ambre Febvre, Romain Fauroux et François Lapalus. Trio d’êtres ectoplasmiques passés au filtre du regard parental, ils s’imposent dans leurs rôles respectifs d’Elisa, du Fils et du Grand-père, comme les éléments perturbateurs d’un équilibre précaire, comme des êtres, réels ou imaginaires, capables de faire remonter d’anciens galions à la surface. Reste à savoir si la Mère et le Père seront assez forts pour les accueillir ou suffisamment lâches pour les torpiller. Sur ce point, comme sur d’autres, Laurent Mauvignier et Arnaud Meunier laissent, au sortir, et à dessein, le mystère plein et entier, brillant d’insolubilité.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Tout mon amour
Texte Laurent Mauvignier
Mise en scène Arnaud Meunier
Avec Anne Brochet, Romain Fauroux, Ambre Febvre, Jean-François Lapalus, Philippe Torreton
Collaboration artistique Elsa Imbert
Assistanat à la mise en scène Parelle Gervasoni
Scénographie Pierre Nouvel
Création lumière Aurélien Guettard
Création musicale Patrick De Oliveira
Costumes Anne Autran
Coiffures et maquillages Cécile Kretschmar
Décor et costumes Ateliers de La Comédie de Saint-ÉtienneProduction à la création La Comédie de Saint-Étienne, CDN
Coproduction Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône
Reprise en production depuis juin 2021 MC2: Grenoble
Avec le soutien du DIESE # Auvergne – Rhône-Alpes – dispositif d’insertion de L’École de la Comédie de Saint-ÉtienneLe texte est édité aux Editions de Minuit.
Durée : 1h35
22—24 mars 2023
Théâtre national de Nice-CDN Nice Côte d’Azur29 mars—2 avril 2023
Les Célestins, Théâtre de Lyon (report)11—15 avril 2023
Théâtre national Strasbourg (report)19—20 avril 2023
Théâtre de la ville Luxembourg5 mai 2023
Espace Lino Ventura – Garges-Lès-Gonesse10 mai 2023
Théâtre Molière, scène nationale de Sète
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