Après le grand succès de Yé !, consacré aux problèmes environnementaux, la compagnie guinéenne revient en France avec un nouveau spectacle en forme de cri d’alarme et de révolte. C’est, cette fois, la condition féminine qu’aborde ce cirque social, sous une forme directe et énergique peu habituelle dans le cirque de création européen.
Dans le cadre de la 6e Biennale Internationale des Arts du Cirque (BIAC) – du 9 janvier au 9 février 2025 – qui s’est ouverte sur les premières mondiales de son Yongoyély, Circus Baobab est un peu chez lui. Comme plus de la moitié des 66 spectacles de cette édition, la nouvelle création de la compagnie guinéenne a été coproduite par Archaos, Pôle National Cirque (PNC) de Marseille, qui porte la Biennale. Yé ! (2022), le précédent spectacle du groupe, qui en a propulsé la renommée en France et à l’international, avait déjà bénéficié de pareil soutien du PNC. Ces liens présents sont d’autant plus forts, sans doute, qu’ils réveillent un passé bien antérieur à la labellisation PNC d’Archaos en 2012. En 1998 en effet, alors qu’il a laissé la direction de la compagnie à son co-fondateur Guy Carrara, qui la dirige toujours aujourd’hui avec Raquel Rache de Andrade et Simon Carrara, Pierrot Bidon participe aux débuts de Circus Baobab. Fort de dix ans de spectacles dont les univers très visuels, l’énergie rock et la poésie tournée vers les maux contemporains ont bousculé les codes des arts du cirque, l’homme met en scène la première création de la compagnie guinéenne, dont la genèse alors toute récente a de quoi susciter son goût de l’aventure artistique singulière bien aiguisé avec Archaos. Née à Conakry du désir du réalisateur français Laurent Chevallier de filmer une troupe de cirque itinérante en Guinée, et d’une envie politique de renouveler le patrimoine culturel guinéen, la compagnie se forge d’emblée une identité plurielle, entre arts traditionnels locaux et cirque occidental.
Le temps a passé depuis La légende du singe tambourinaire, la création inaugurale de Circus Baobab qui produit ensuite deux autres spectacles, Les tambours sauteurs (2004) et Nimba (2007). Après ces trois productions qui leur a valu un important succès sur leur territoire ainsi qu’à l’étranger, les artistes guinéens au cœur de cette dynamique, qui repose déjà beaucoup sur un travail de formation de jeunes gens dans une démarche sociale, ont cessé leurs activités. Le Circus Baobab de Yongoyély n’est donc plus celui des origines, mais il n’est pas non plus tout à fait un autre. Kerfalla Bakala Camara, l’artiste qui décide en 2021 de faire repartir cet élan circassien pionnier en Afrique de l’Ouest, était à l’époque du premier Circus Baobab son plus jeune membre. De percussionniste, l’homme est devenu directeur artistique de talent. Il fait renaître la compagnie au nom d’arbre en suscitant de nouvelles rencontres avec des artistes occidentaux, sans négliger de reprendre l’activité de formation qui a permis d’ancrer à Conakry un certain goût pour les arts de la piste. La mise en scène de Yé ! est confiée à l’artiste français Yann Ecauvre, dont le Cirque Inextremiste a exactement le même âge que Circus Baobab. Créée la même année que le collectif guinéen, la compagnie française partage avec ce dernier le désir de faire du cirque un outil de compréhension du monde, en particulier de ses injustices et déséquilibres.
Yé ! – « l’eau » en soussou, langue parlée au Sierra Leone et en Guinée –, abordait la question de la pénurie du précieux liquide dont souffre Conakry, et plus largement du dérèglement climatique à l’origine du problème. Dans Yongoyély, les bouteilles en plastique, qui constituaient l’essentiel de la scénographie du précédent spectacle, ont laissé place à quelques parpaings. En plus de faire référence, selon les artistes, à la « bétonisation folle qui touche la Guinée et toute l’Afrique », ce matériau de chantier fait écho à l’univers de Yann Ecauvre, qui a fait de l’utilisation en guise d’agrès de bouteilles de gaz et de simples planches l’une de ses marques de fabrique. Les neuf artistes qui ne tardent pas à venir se jucher sur les rectangles de béton comme si leur vie en dépendait ne sont plus ceux de Yé !, mais ils et surtout elles ont pris le relai de leur façon bien particulière d’appréhender le cirque, en y mêlant danses et chants guinéens, en alliant un propos militant à une partition physique aux nombreuses envolées métaphoriques. Pour les locuteurs du soussou, le titre de cette nouvelle pièce, « l’exciseuse », est sans plus d’ambiguïté que le précédent. Circus Baobab se donne ici pour mission de dénoncer les violences et injustices dont est victime la femme guinéenne, et surtout de célébrer sa force et son rôle majeur dans la société.
Les six excellentes circassiennes, danseuses et chanteuses de la pièce – Kadiatou Camara, Mamadama Camara, Yarie Camara, Sira Conde, Mariama Ciré Soumah –, accompagnées de deux porteurs et d’un voltigeur – Djibril Coumbassa, Amara Tambassa, Mohamed Touré – y parviennent grâce à un travail subtil sur les stéréotypes de genre, encore très marqués dans le paysage du cirque. D’où l’important soutien cette année de la BIAC à la création féminine, qui en faisant évoluer les relations femmes-hommes contribuent au renouvellement des formes circassiennes. Dans Yongoyély, la supériorité numérique des artistes femmes déplace le cirque guinéen de ce qu’il considérait jusque-là comme ses acquis. Si l’on retrouve, au fil des tableaux qui composent la pièce, quelques pyramides humaines ainsi que des saltos revisités en complexes vrilles aériennes, spécialités de Circus Baobab, l’essentiel du spectacle est ailleurs. Soit dans la fabrique entièrement à vue d’un langage acrobatique et chanté-dansé fondé sur une grande fluidité des genres et des rôles. Alors que la Guinée est connue pour être l’un des pays les plus inégalitaires en matière de genre dans le monde, nous avons là des femmes qui sont plus souvent porteuses que voltigeuses. Celles-ci manient aussi le fouet avec un panache particulier, se plaçant ainsi, comme en bien d’autres situations, à l’endroit très riche d’une jonction entre les arts traditionnels du cirque et la culture guinéenne. L’absence des agrès habituels dans la création européenne permet au collectif de s’ancrer avec force et intelligence dans cet entre-deux.
Pour faire cirque avec peu – des parpaings et des grumes, ou petits troncs d’arbres guinéens –, le groupe fait preuve d’une astuce et d’un artisanat qui fait parfaitement pont entre les cultures. Pour aller vers des disciplines européennes telles que le mât chinois, la barre russe ou encore la corde, Circus Baobab déploie un bricolage dont la réalisation joyeuse permet d’éviter les deux écueils qui auraient pu peser sur la création : le misérabilisme et le mimétisme de jeux et gestes européens. Yann Ecauvre et la troupe guinéenne développent un dialogue franco-guinéen aux antipodes des dominations de l’histoire coloniale passée. Dans Yongoyély, cirque et danse dessinent ainsi un modèle de société assez idéal, où les violences et les inégalités laissent place à un carrefour de pratiques diverses, qui déjoue les oppositions encore souvent virulentes chez nous entre cirque traditionnel et contemporain, ainsi qu’entre cirque social et de création.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Yongoyély
Direction artistique Kerfalla Camara
Mise en cirque et scénographie Yann Ecauvre
Avec Kadiatou Camara, Mamadama Camara, Yarie Camara, Sira Conde, Marama Ciré Soumah, M’mah Soumah, Djibril Coumbassa, Amara Tambassa, Mohamed Touré
Intervenants cirque Julie Delaire, Mehdi Azéma
Création musicale Yann Ecauvre & Mehdi Azéma
Chorégraphie collective Solenne CapmasProduction déléguée R’En Cirque
Coproduction Centre culturel Franco Guinéen
Avec le soutien du FODAC (Fonds de Développement des Arts et de la Culture en Guinée)Durée : 1h30
Vu en janvier 2025 à La Friche La Belle de Mai, Marseille, dans le cadre de la BIAC
La Scala Paris
du 12 février au 2 marsScène de Bayssan, Béziers
le 8 marsDSN, Dieppe Scène nationale
le 22 marsCentre Culturel Jacques Prévert, Villeparisis
le 25 marsThéâtre Le Reflet, Vevey (Suisse)
le 30 marsThéâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse)
les 2 et 3 avrilPoints Communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise
les 5 et 6 avrilL’Avant Seine, Théâtre de Colombes
le 8 avrilThéâtre de Rungis
le 10 avrilFestival des 7 Collines, Saint-Étienne
le 28 juin
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