Yoann Pencolé s’attaque à la folie shakespearienne à travers un riche dispositif où la marionnette côtoie danse et théâtre. Avec ce spectacle ample et esthétiquement ambitieux, l’artiste et sa compagnie La Poupée qui brûle s’affirment comme des acteurs importants de leur champ artistique.
Sur un plateau carré dont l’une des arêtes pointe vers la salle, deux silhouettes revêtues de noir de pied en cap se détachent d’une brume verte électrique où tremblent deux hauts drapeaux. Armées chacune d’un long bâton, elles se livrent un combat qui situe d’emblée ce Richard III au carrefour de bien des époques, des cultures et des disciplines. S’il y a quelque chose de médiéval ou même d’antique – on peut penser au Tahtib, forme d’art martial millénaire né en Haute-Égypte où il est encore aujourd’hui de toutes les fêtes – dans cet affrontement qui pose la capacité de Yoann Pencolé à créer des tableaux vivants aussi beaux que complexes, on peut aussi y voir l’influence du jeu vidéo. En ouvrant leur adaptation de la fameuse pièce de Shakespeare sur cette partition gestuelle, bientôt accompagnée d’une voix dont la provenance est encore mystérieuse, le metteur en scène et sa compagnie La Poupée qui brûle nous renseignent d’emblée sur la place et la valeur qu’ils donnent à la marionnette. Comme bien d’autres artistes de cette génération – il sort diplômé en 2008 de l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette (ESNAM) de Charleville-Mézières –, Yoann Pencolé utilise la marionnette comme un art qui s’enrichit du dialogue avec d’autres disciplines, tout en restant le principe dramaturgique de toute proposition. Avec cette scène martiale liminaire, le Richard III de La Poupée qui brûle pose les bases d’une solution de continuité entre corps et pantin, qui se déploie dans un jeu complexe et passionnant, aux allures rituelles.
Une fois l’étrange combat ravalé dans l’obscurité, le héros éponyme du spectacle entre en scène. Et son irruption continue de retarder l’arrivée de la marionnette, qui, au moment venu, sera chargée de tout ce qui l’a précédée. C’est-à-dire de l’humain et d’autres arts, puisque c’est à Antonin Lebrun, qui met depuis plusieurs années son talent de comédien au service des arts de la marionnette – au jeu autant qu’à la construction, qu’il prend ici en charge avec Clara Stacchetti –, qu’est confié le rôle de Richard. Sortant d’une sorte de cabane-castelet installée à cour, l’acteur-constructeur, affublé d’une bosse et grimé comme le sont souvent au théâtre les fantômes, arbore un corps dont les propriétés échappent en partie aux lois naturelles. S’il est le seul comédien au plateau, avec trois danseurs et manipulateurs (Yann Hervé, Améthyste Poinsot et Lucile Ségala), dont les visages ne seront découverts qu’à la fin, et vingt-trois marionnettes à taille humaine qu’il a contribué à fabriquer, Antonin Lebrun n’est guère présenté comme le manipulateur suprême de l’affaire. Tout dans son jeu laisse deviner que des fils invisibles le relient lui aussi à un quelconque guide assez mal intentionné. Dans ce Richard III, la relation entre l’homme et la marionnette révèle avec finesse toutes les strates de domination qui sous-tendent la transformation à coups de meurtres et machinations de Richard de Gloucester en Richard III, ainsi que sa chute brutale. On pense à l’excellente Maison de poupée d’Yngvild Aspeli – issue d’ailleurs elle aussi de la promotion 7 de l’ESNAM –, où celle-ci est également la seule actrice en scène parmi toute une maisonnée de pantins qu’elle manipule, tout en étant elle-même la créature de forces supérieures.
La comparaison du Shakespeare de Yoann Pencolé avec le Ibsen d’Yngvild Aspeli – ou encore son Moby Dick – s’impose d’autant plus que, dans le champ de la marionnette, les artistes travaillant sur des textes classiques sont rares. Comme le théâtre depuis une bonne dizaine d’années, la marionnette a tendance à privilégier une écriture de plateau qu’elle met au service de sujets de société. C’est donc en empruntant un chemin plutôt minoritaire, bien qu’éclairé par quelques brillants précédents, que La Poupée qui brûle fait un pas majeur dans son histoire. Née en 2020, après que son directeur a été interprète pour différents artistes et qu’il a mis en scène plusieurs spectacles pour la compagnie Zusvex, la compagnie implantée à Rennes a auparavant créé une majorité de spectacles faits pour se jouer partout, en extérieur aussi bien que dans des lieux non dédiés. La capacité des artistes à déployer un univers exigeant sur un grand plateau, que l’on constate dès les premières du spectacle en janvier 2025 à la Maison du Théâtre de Brest, qui a accompagné la compagnie en production, est d’autant plus remarquable. La première apparition des marionnettes, toutes disposées en ligne dans une attitude de longue attente, est, comme la lutte inaugurale, l’une des nombreuses images qui révèlent avec force l’existence d’une approche singulière du chef-d’œuvre shakespearien. L’image est superbe, mais, comme toutes celles qui composent la pièce, elle n’exerce sa séduction qu’un temps bref, avant que ne soit révélée une part de sa fabrication, de son artificialité.
Le carrefour de techniques et de cultures qu’est ce Richard III ne cherche guère à cacher sa figure hirsute et composite. Faiblement éclairés, installés à jardin, tels des vigiles qui chercheraient à ne pas trop se laisser deviner, les narrateurs Achille Grimaud et Katia Lutzkanoff donnent ainsi voix à toutes les marionnettes, tout en assurant une fêlure centrale dans l’ordre la représentation. Yoann Pencolé s’inspire en cela du bunraku, un art traditionnel japonais où la voix est portée par des artistes bien distincts de ceux qui manipulent de grands pantins grâce à des tiges attachées à leur dos. Seule la reine Marguerite toutefois, veuve du roi Henri VI, est représentée par un pantin de facture tout à fait bunraku. Sortie par Antonin Lebrun des entrailles du plateau, qui se révèle être la cachette de bien des effets surnaturels dont regorge l’univers shakespearien, cette marionnette se distingue nettement des autres. À quelques rares exceptions, comme la vieille souveraine ou les enfants de Clarence – frère de Richard et d’Edouard IV qui ne fait pas long feu –, auxquels les danseurs donnent vie avec leurs propres jambes qu’ils enfilent dans un costume à taille de gosse, la plupart des protagonistes sont incarnés par des pantins à taille humaine, directement manipulés à partir de leur buste.
Un code couleur permet de distinguer les trois familles en jeu – les York sont plutôt jaunes, les Lancastre rouges et les Woodville bleus –, les hommes politiques, religieux et gens de palais, et enfin les spectres, malgré une manipulation encore un peu homogène au moment de notre découverte du spectacle. Si chaque pantin commençait déjà à avoir ses mouvements propres, sa personnalité, cela gagnerait certainement à être plus prononcé. Le cadre complexe et passionnant de Richard III est en place ; la belle tournée du spectacle permettra sans doute aux artistes de l’habiter de mieux en mieux. L’attention avec laquelle l’ensemble des artistes se met, chacun avec son langage, au service des mots de Shakespeare, traduits par Jean-Michel Déprats, est à cet endroit de très bon augure. Gageons que le « carrefour dans un tourbillon » que voit le traducteur dans la langue shakespearienne s’amplifiera au sein de la Poupée qui brûle. Jusqu’à embraser le Festival Mondial des Théâtres de Marionnette de Charleville-Mézières et, espère-t-on, les CDN et Scènes nationales auxquels la pièce est aussi destinée.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Richard III
Texte William Shakespeare
Traduction Jean-Michel Déprats
Adaptation Yoann Pencolé, Pauline Thimonnier, Achille Grimaud
Mise en scène Yoann Pencolé
Jeu et manipulation Antonin Lebrun
Manipulation et danse Yann Hervé, Améthyste Poinsot, Lucile Ségala
Narration et voix Achille Grimaud, Katia Lutzkanoff
Chorégraphie Bruce Chiefare
Collaboration artistique Magali Julien
Dramaturgie Pauline Thimonnier
Création musicale Pierre Bernert
Création marionnettes Antonin Lebrun et Clara Stacchetti
Création lumière Alexandre Musset
Scénographie Alexandre Musset et Yoann Pencolé
Costumes Clara Stacchetti
Régie plateau Clara Stachetti
Régie lumière Cyrille Morin
Régie son Benjamin RouxelProduction La Poupée qui brûle
Coproduction Théâtre à la Coque-CNMa (Hennebont) ; Théâtre de Laval-CNMa ; Le Sablier-CNMa (Ifs et Dives-sur-Mer) ; La Maison du Théâtre (Brest) ; La Paillette (Rennes) ; Festival Mondial des Théâtres de Marionnette de Charleville-Mézières ; Centre culturel Athéna (Auray) ; Le Strapontin (Pont-Scorff) ; Le Quatrain (Haute-Goulaine) ; Le Carré-Sévigné (Cesson-Sévigné)
Soutien DRAC Bretagne, Région Bretagne, Rennes Métropole, Ville de Rennes, Département d’Ille-et-Vilaine
Aide à l’embauche Institut International de La MarionnetteL’accueil de ce spectacle bénéficie du dispositif de soutien à la diffusion « Avis de Tournées » porté par l’ODIA Normandie, la Région Pays de la Loire et Spectacle vivant en Bretagne.
Durée : 1h50
Vu en janvier 2025 à la Maison du Théâtre de Brest
Le Quatrain, Haute-Goulaine, dans le cadre du festival Trajectoires
le 24 janvierLa Paillette, Rennes, dans le cadre du festival Waterproof
les 29 et 30 janvierL’Hectare, Vendôme, dans le cadre du festival Avec ou sans fils
le 1er févrierLe Sablier, Ifs
le 27 févrierCentre culturel Athéna, Auray, dans le cadre du festival Méliscènes
du 16 au 18 marsThéâtre de Châtillon, dans le cadre du festival MARTO
le 21 marsTRIO…S, Théâtre du Blavet, Inzinzac-Lochrist
le 1er avrilLe Sillon, Pleubian
le 3 avrilThéâtre de Laval
le 6 maiFestival Mondial des Théâtres de Marionettes, Charleville-Mézières
en septembreLe Carré Sévigné, Cesson-Sévigné
le 6 novembre
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