Avec l’immense majorité du groupe 47 de l’École du TNS, et la complicité de certains comédiens de sa compagnie, Le Singe, le metteur en scène plonge brillamment dans la sublime épopée initiatique de Peter Weiss, où la résistance au fascisme se mêle aux convulsions de l’utopie communiste.
Son invariable puissance intellectuelle en bandoulière, Sylvain Creuzevault pénètre dans L’Esthétique de la résistance à la manière d’un éclaireur. D’entrée de jeu, le metteur en scène parvient à révéler les lignes de force qui structurent l’ensemble de la fresque imaginée par Peter Weiss, et offre, dans le sillage du romancier allemand, un prisme à travers lequel tout ce qui suivra, près de six heures durant, devra être observé. Installés devant l’une des frises du Grand Autel de Pergame, trois jeunes ouvriers communistes du Berlin de la fin des années 1930 débattent de l’esthétique de ce monument, ravagé par les pillages et abîmé par le temps. D’un côté, se tient Horst Heilmann, ardeur défenseur de cette gigantomachie, et, à travers elle, de l’art conceptuel, voire d’avant-garde, et du pouvoir d’interprétation qu’il laisse aux mains de son scrutateur ; de l’autre, s’allient le narrateur et Hans Coppi, beaucoup plus sceptiques quant aux qualités de cette oeuvre mythologique qui, contrairement au réalisme socialiste, qu’ils tiennent pour modèle, ne représenterait pas suffisamment la réalité de leur condition, et s’imposerait surtout, eu égard à ses méthodes de construction et à l’anéantissement des Géants par les Dieux qu’elle figure, comme le symbole du malheur et de l’esclavage, ce qui, chez eux, provoque une furieuse envie d’entrer en résistance. À leurs côtés, la mère de Hans se montre encore plus radicale. Ouvrière de son état, partisane, elle aussi, de l’art prolétarien, elle évoque la possibilité de remplacer le visage d’Héraclès par celui de… Staline. Ce qui, aujourd’hui, peut prêter à sourire, ou à blêmir, n’a, dans le contexte, rien de ridicule : à ses yeux, sans doute aveuglés par la propagande, le « petit père des peuples » incarne la seule lueur d’espoir dans la nuit nazie et l’unique vecteur de transformation possible d’un quotidien qui la broie.
Au travers de cette scène, (quasi) inaugurale et capitale, les termes du débat sont posés et les fractures, encore naissantes, exposées : si l’art peut, selon Weiss, constituer un puissant moteur d’engagement et d’émancipation, il peut aussi, dans les différences d’appréhension qu’il suscite, être un révélateur des failles qui scindent le front antifasciste et qui, dans cette période cruciale courant de 1937 à 1945, vont irrémédiablement s’aggraver. Car le romancier allemand ne tarde pas à précipiter son narrateur dans une épopée initiatique où la résistance au fascisme se mêle aux convulsions de l’utopie communiste. Au long de trois tomes qui, assemblés, forment une montagne littéraire de 900 pages, le jeune homme voyage de l’Allemagne vers l’Espagne, où il s’engage dans les Brigades internationales, puis vers la France, où il rencontre les membres de l’Orchestre rouge, et enfin vers la Suède, où, avant de regagner son pays d’origine, il fait la rencontre de Brecht. À chaque étape, ce narrateur croise la route d’oeuvres d’art tantôt prophétiques (Le Massacre des Innocents et Le Triomphe de la Mort de Bruegel), tantôt politiques (Guernica de Picasso, El Tres de mayo de Goya, La Kallocaïne de Karin Boye), tantôt intimes (Le Radeau de la Méduse de Géricault, La Melencolia de Dürer) qui lui permettent de grandir, et d’affûter son regard critique, déjà patiemment aiguisé par les actions des Hommes, soumis aux manipulations et aux errements des différents « Partis » et, à travers eux, de Moscou.
Grâce à ces quêtes esthétique et politique qui, conjuguées, sont capables de transformer une existence, Peter Weiss montre, comme peu d’autres avant lui, et de façon passionnante, l’influence de la macro-histoire sur la micro-histoire, les répercussions concrètes d’événements politiques – la guerre civile espagnole, le troisième procès de Moscou, le pacte germano-soviétique, l’opération Barbarossa… – sur le quotidien et la conscience des individus, mais aussi la formation (et les dangers) de la micro-dissidence qui, au fil du temps, prend des accents pluriels et se dirige, à la fois, contre le fascisme et contre le stalinisme, comme dévoiement d’une Révolution qui dévore ses propres enfants, déjà menacés par le nazisme. À ce substrat stimulant, mais littérairement aride, Sylvain Creuzevault réussit à donner un souffle théâtral puissant. Après avoir bouclé son cycle dostoïevskien – Démons, Scènes d’Adolescent, Le Grand Inquisiteur, Les Frères Karamazov –, le metteur en scène condense, avec le même brio, le chef-d’oeuvre de Weiss. Conformément à sa grammaire dramaturgique, il traduit la matière textuelle du romancier allemand en situations de jeu qui, au-delà du rythme naturel qu’elles imposent, parviennent, avec une limpidité remarquable, à reconstituer peu à peu son odyssée et sa pensée. Sans rien perdre de son habituelle facétie scénique qui, à intervalles réguliers, stimule les zygomatiques – citons, pêle-mêle, ce Peter Weiss un peu gauche et malmené par ses propres personnages, ce brasero espagnol condamné à l’extinction, ce tableau décadent du Paris underground de la fin des années 1930 ou encore cette prise du parole du parti communiste suédois organisée par trois cadres à côté de la plaque –, l’artiste ne cède pas un millimètre sur le terrain de la richesse et de l’exigence intellectuelles, et brille par son souci de la rigueur et du détail, comme en témoignent, par exemple, son exploration fascinante des deux tableaux de Bruegel ou le rapport textuel direct qu’il crée avec les fragments-clefs de l’oeuvre d’origine.
Surtout, Sylvain Creuzevault a su brillamment emporté dans sa danse, et dans toutes ses dimensions – jeu, régie-création, scénographie-costumes, mise en scène –, l’immense majorité du groupe 47 de l’École du TNS. Grâce à un travail de longue haleine, il a mis leurs savoir-faire à profit pour explorer de nombreux styles de théâtre, et leur a transmis sa façon féconde et inventive, mais complexe, d’embrasser le plateau. Pour cela, il a transformé quelques-uns des membres de sa compagnie, Le Singe, en passeurs. Aux côtés des jeunes comédiennes et comédiens, diplômés en juin 2023, Boutaïna El Fekkak, Vladislav Galard, Arthur Igual et Frédéric Noaille jouent le rôle de guides, et d’adjuvants, capables d’ouvrir la voie, de partager un morceau de leur expertise, et de leur folie, dramatique, et de placer l’épopée de Weiss, avec juste ce qu’il faut d’intensité et d’humanité, à hauteur d’hommes contemporains, jusqu’à la rendre troublante d’actualité. Résultat, face aux numéros endiablés de Vladislav Galard, aussi convaincant en Peter Weiss et en Willi Münzenberg qu’en Richard Stahlmann, et à la présence d’Arthur Igual, impeccable en inflexible Bertolt Brecht, ils sont nombreuses et nombreux à s’illustrer, à commencer par Jade Emmanuel, Charlotte Issaly et Gabriel Dahmani. Et Sylvain Creuzevault ne s’y est pas trompé en décidant d’en embarquer certains dans sa prochaine création, Edelweiss [France Fascisme], qui s’annonce comme le pendant symétrique de cette Esthétique de la résistance.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Esthétique de la résistance
d’après le roman de Peter Weiss
Adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault
Avec Jonathan Bénéteau de la Prairie*, Juliette Bialek*, Yanis Bouferrache*, Gabriel Dahmani*, Boutaïna El Fekkak, Hameza El Omari*, Jade Emmanuel*, Felipe Fonseca Nobre*, Vladislav Galard, Arthur Igual, Charlotte Issaly*, Frédéric Noaille, Vincent Pacaud*, Naïsha Randrianasolo*, Lucie Rouxel*, Thomas Stachorsky*, Manon Xardel*
Scénographie Loïse Beauseigneur*, Valentine Lê*
Costumes, habillage et maquillage Sarah Barzic*, Jeanne Daniel Nguyen*
Maquillage et perruques Mityl Brimeur
Lumière et régie lumière Charlotte Moussié* en complicité avec Vyara Stefanova
Son, musique originale et régie son Loïc Waridel*
Musique originale Pierre-Yves Macé
Cheffe de choeur Manon Xardel*
Régie plateau, machinerie et cadrage vidéo Léa Bonhomme*
Vidéo et régie vidéo Simon Anquetil*
Cadrage vidéo Gabriel Dahmani*
Régie générale et cadrage vidéo Arthur Mandô*
Dramaturgie Julien Vella
Assistanat a la mise en scène Ivan Marquez*
* artistes du Groupe 47 de l’École du TNSProduction Théâtre National de Strasbourg
Coproduction et production déléguée Compagnie Le Singe
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalPeter Weiss est représenté par L’ARCHE – Agence théâtrale. Le roman est publié aux éditions Klincksieck, 2017 (traduction de l’allemand Éliane Kaufholz-Messmer).
Le décor, les costumes et les accessoires sont réalisés par les ateliers du TNS. Toutes les équipes du théâtre, de l’École et de la compagnie Le Singe ont accompagné l’ensemble du Groupe 47.Durée : 5h45 (entractes compris)
Théâtre National de Strasbourg
du 23 au 28 mai 2023Printemps des Comédiens
Domaine d’O – Amphithéâtre d’O
les 9 et 10 juinMC93, Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 9 au 12 novembre
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