Avec Suzanne : une histoire du cirque, créé dans le cadre de la 15ème édition du festival SPRING, Anna Tauber signe avec la complicité de Fragan Gehlker un premier spectacle aussi singulier que bouleversant. Mêlant son histoire personnelle à celle d’une ancienne voltigeuse, âgée de plus de 90 ans, elle met en scène un dialogue qui a de quoi faire date dans l’histoire de la discipline.
Anna Tauber fait partie des très nombreux professionnels du spectacle vivant, en l’occurrence du cirque, qui œuvrent dans l’ombre. Dans les distributions, ces personnes essentielles sont créditées à la fin, si bien que leur nom n’est guère connu hors du cercle composé par celles et ceux dont l’art est le métier. La présence du nom d’Anna Tauber en tête d’une des pages du festival SPRING, qui plus est devant celui de Fragan Gehlker – bien connu depuis son spectacle Le Vide / Essai de cirque (2014) – est la première des singularités de Suzanne : une histoire de cirque. La curiosité ne s’éteint pas lorsqu’Anna arrive sur scène et commence à décliner son identité, à dire ce qui la relie au cirque : une fascination pour ces femmes et ces hommes consacrant leur vie à des gestes qui leur font courir des risques dont la finalité échappe de même que les traces. Pour expliquer comment elle quitte Sciences Po il y a une dizaine d’années afin d’accompagner à la production et à la diffusion des jeunes compagnies – le Groupe Bekkrell et Marcel et ses drôles de dames, puis Fragan Gehlker et son Association du Vide –, Anna ne cherche pas à se donner une présence théâtrale. Elle parle depuis la place qu’elle occupe dans le milieu du cirque, elle s’adresse à nous sur un ton parfaitement quotidien, voire timide, sans afficher non plus la moindre prétention acrobatique.
Soudain propulsée au plateau, sans décor ou presque pour la dissimuler, la fragilité de celle qui se définit comme une « circassienne hors-piste » peut apparaître comme poussant à l’extrême la mise en doute de la performance, la réflexivité qui est au centre du nouveau cirque – ce dont Le Vide / Essai de cirque était une parfaite illustration. Mais là où très souvent cette tendance contemporaine à la réflexivité va avec une forme de mépris ou au mieux de désintérêt pour le cirque du passé, elle est ici le moteur d’un mouvement contraire. Profitant de sa position marginale par rapport au cœur de l’activité circassienne, Anna Tauber se fait la courroie de transmission entre deux cirques qui ne se regardent que rarement alors que l’un d’eux tend à disparaître. Si Anna Tauber empreinte la forme de la conférence toutefois, c’est d’abord pour documenter une histoire personnelle : sa rencontre avec Suzanne Marcaillou, âgée de plus de 90 ans, et l’enquête qu’elle a menée pendant plusieurs années sur le numéro de cadre aérien que réalisa cette femme de 1948 à 1965 avec son mari Roger. Mais tout de même, si l’attirance d’Anna pour l’acrobate d’hier est la même que pour les circassiens d’aujourd’hui, ne serait-ce pas qu’il est temps de regarder autrement le cirque des anciens ?
La réponse qu’offre Suzanne : une histoire du cirque à cette question est sans doute la plus clairement affirmative de toutes celles qui nourrissent la programmation de la 15ème édition de SPRING, intitulée « Retour aux sources ». Anna Tauber ne cache pourtant pas les difficultés de son entreprise. Au contraire, les obstacles multiples qu’elle rencontre durant toutes les années où elle cherche à se rapprocher de Suzanne Marcaillou sont l’une des matières de son drôle de documentaire. Les réticences de Suzanne apparaissent à l’écran ou en voix off, de même que sont projetées les archives forcément lacunaires que collecte peu à peu Anna en vue de la reconstitution du numéro d’Anna. Une suite de dons, qui traduisent l’évolution de la confiance de la voltigeuse d’hier envers la « circassienne hors-piste » d’aujourd’hui, matérialisent la distance sans cesse moindre qui sépare les deux cirques. Depuis les photos retrouvées jusqu’à l’agrès enfermé dans une vieille malle, en passant par une bobine de cinéma, tous les présents de Suzanne à Anna apparaissent dans le film qui constitue l’essentiel de Suzanne : une histoire du cirque. Lequel est ainsi tout à fait à l’image d’Anna : non pas immergé dans son objet d’intérêt mais à côté de lui, là où elle peut le regarder et en parler autrement. L’écran est aussi la surface la plus adaptée à la réconciliation d’un cirque qui n’existe plus que dans la mémoire de ses derniers survivants et d’un autre encore tout de chair et de piste.
Si la reconstitution prend, c’est non pas seulement par la perfection de sa réalisation – laquelle est au rendez-vous grâce aux circassiens Simon Bruyninckx (BITBYBIT), Marine Fourteau (Marcel et ses drôles de femmes) et Luke Horley (Collectif Malunés) qui à partir des informations collectées ont refait le numéro de cadre, montré à la fin du spectacle –, mais grâce à l’enjeu personnel qu’elle a pour Anna. Très pudiquement, celle-ci exhume ses propres archives en parallèle de celles de Suzanne, parmi lesquelles les traces d’un père emporté trop tôt par la maladie. À travers Suzanne, c’est elle-même qu’Anna cherche. De même qu’à travers la génération de circassiens de l’âge de Suzanne, c’est la génération des acrobates d’aujourd’hui qu’elle interroge : leur rapport au risque, au collectif, au passé et au futur. Ce faisant, elle soulève un changement de paradigme dans le cirque, qui n’est certainement pas encore arrivé à son terme. En plaçant les Antinoüs dans leur époque, parmi d’autres femmes et hommes comme les Clerens célèbres dès les années 30 pour leur « Saut de la mort » ou encore les Zavatta, c’est tout un état du cirque qu’Anna Tauber rappelle à la mémoire.
On est surpris par la façon très « artisanale », très humble dont les circassiens d’alors pratiquaient leur art. Suzanne Marcaillou, par exemple, dont la forte personnalité est pour beaucoup dans la réussite du spectacle, dit avoir fait de sa grande cape de scène des rideaux, une fois le cirque laissé derrière elle. Sans regrets, dit-elle. Comme le suggère par petite touches Anna Tauber, Suzanne et Roger ne sont pas les seuls à renoncer au cirque dans les années 60-70 : celui-ci connaît une crise liée à la télévision, à la révolution des loisirs. Le cirque d’avant comme celui de maintenant est ainsi mis face à sa fragilité. Suzanne n’est pas suivi pour rien de « une histoire du cirque » : les questions qu’il aborde sont nombreuses. On peut encore évoquer celle du répertoire, qui s’incarne en la personne d’un spectateur de cirque incroyable, qui 60 ans après la fin des Antinoüs recontacte Suzanne Marcaillou pour partager avec elle ses souvenirs du numéro et se retrouve à en dessiner les séquences. Anna Tauber a l’art de rendre visibles ces traces d’habitude immatérielles que le cirque laisse derrière lui.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
A la réalisation et à la scène : Anna Tauber avec la complicité de Fragan Gehlker
Au montage : Ariane Prunet
Au numéro de cadre retrouvé : Simon Bruyninckx, Marine Fourteau, Luke Horley
A la longe : personne
A la caméra : Anna Tauber, Lucie Chaumeil, Zoé Lamazou et Raoul Bender
A la documentation : Suzanne Marcaillou, François Rozès
Aux costumes et accessoires : Marie-Benoîte Fertin, Héloïse Calmet, Lise Crétiaux
A la composition musicale finale : Tsirihaka Harrivel
A la lumière : Clément Bonnin
Au son : Alexis Auffray
Pour muscler le propos : Perrine Carpentier, Aziz Drabia et Roselyne BurgerProduction : L’Association du Vide & Avant La Faillite
Coproduction et résidence : Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie / La Brèche à Cherbourg et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf ; Le Palc, PNC de Châlons-en-Champagne, Grand Est ; Le Carré Magique, PNC en Bretagne ; Latitude 50, Pôle arts du cirque et de la rue de Marchin (Belgique) ; L’Azimut, PNC d’Antony ; Espace Périphérique – La Villette
Soutien : L’Essieu du Batut, Le Pop Circus, La Grainerie, La Martofacture, Les Quinconces-L’Espal, scène nationale du Mans, Le Canal-Théâtre à Redon, Le Ciné Manivel à Redon, Les Tob’s
Durée: 1h15
Maison de l’Université – Mont-Saint-Aignan (76) – Dans le cadre du festival SPRING
Le 26 mars 2024Festival La Grande Confluence à Entraygues-sur-Truyère (12)
Les 6 et 7 juillet 2024L’Inopiné Festival de Questembert (56)
Le 31 août 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !