Avec cette comédie corrosive jusqu’au sang, Noël ne s’en sort pas indemne, mais le public, lui, rit à perdre haleine. Ficelée comme une dinde, la pièce de Romain Duquesne va jusqu’au bout de sa furie et de sa folie pour mieux saboter principes et traditions, et nous empêcher de penser en rond. Porté par un quintette d’interprètes montés sur ressorts, ce spectacle qui ne ménage personne est la meilleure façon d’aborder les fêtes avec humour et mordant.
La comédie de Noël s’appelle Super-Raptor et joue sa petite musique grinçante et désopilante jusqu’à la fin du mois de décembre au Théâtre de Belleville. Irrévérencieuse et incisive, à mi-chemin entre la sitcom à l’américaine avec panoplie de rires enregistrés et le Grand-Guignol sanguinolent avec couteau de compétition, elle prend un malin plaisir à écorner cette sacro-sainte fête de famille autant que la famille version Ricoré (le papa, la maman, le fils et la fille), en lui faisant cracher ses incohérences et contradictions, ses croyances et traditions, et ses petits arrangements avec le mensonge, dans un maelstrom qui va bien au-delà du psychodrame et vire au cauchemar fantastique. On rit, mais avec le frisson, on est sous tension autant que dans la jubilation, et le plaisir du divertissement est décuplé par la propension de la pièce à disséminer saillies satiriques, punchlines hilarantes et comique de répétition. On se croirait par instants enfermés dans une boucle spatio-temporelle, mais non, on est juste prisonnier de la télévision.
Car c’est elle, la petite lucarne hypnotisante, qui ouvre ce bal des horreurs à coups de Christmas songs entêtantes et horripilantes. Son pouvoir de fascination et d’abrutissement apparaît dans un prologue muet qui appuie sur la télécommande pour lancer la machine infernale à venir. Et on n’a pas idée de ce qui nous attend. Car si l’intrigue de la pièce tient en une ligne, sa narration s’autorise des sorties de route sous forme de flashbacks horribles et cocasses, de bulles mentales drolatiques – mémorable scène marionnettique où s’invitent ange et démon intérieurs – et déroule son suspense jusqu’à la résolution finale. De quoi s’agit-il ? La famille Johnson rentre chez elle et s’affaire aux préparatifs du réveillon du 24 décembre. Mais les cadeaux sont déjà sous le sapin et le petit Jérémie défie l’autorité parentale en réclamant d’ouvrir sans attendre son paquet. Premier grain de sable dans l’harmonie factice d’une famille qui tient en haute estime ses principes, mais s’avère moins parfaite qu’elle n’y paraît. Rapidement, le père se révèle d’un sexisme de bas étage que la mère tente vainement d’enrayer, sourire aux lèvres et escarpins vernis aux pieds. Chez les Johnson, on fait bonne figure quoiqu’il arrive, l’éducation des enfants est une priorité, quoique. Reste qu’ils n’ont pas la langue dans leur poche et l’ouvrent plus souvent pour s’opposer à leurs parents à coups d’arguments bien sentis plutôt que pour acquiescer gentiment.
Côté scénographie, bienvenue dans un appartement lisse et anonyme, presque un prototype de salon en kit. Canapé à jardin, table à cour, tout est à sa place, ordonné et cadré comme il se doit. Mais le chaos fera bientôt son entrée sous la forme d’un intrus imprévu, puisqu’on ne nous la fait pas : le Père Noël n’existe pas. Et pourtant. Impossible de dévoiler l’enchaînement de plus en plus gore et incongru que nous réserve la suite sans risquer d’en ôter la magie, mais le public n’est pas au bout de ses surprises, et le spectacle passe au mixeur culture populaire et tradition religieuse, rituels judéo-chrétiens et païens. Ne dit-on pas croire au Père Noël comme on dit croire en Dieu ? C’est ce réseau de croyances qui est ici taillé en pièces avec un goût certain pour l’immoralité et l’impertinence. Comédie profane, Super-Raptor a ceci de délicieux qu’elle ose bousculer ce qu’on ne remet plus en question. Entre le super-héros et le dinosaure prédateur, son titre est en réalité le nom du jouet commandé pour Noël par le petit Jérémie, qui fait office de figure perturbatrice. Son statut d’enfant ne l’empêche pas de penser haut et fort, de s’insurger contre les lois éculées des adultes, de leur tenir tête et de les mettre face à leur inconséquence.
Les dialogues fusent et se savourent dans leurs retournements de situation et nombreux embrouillaminis, entre le comique de boulevard et la sociologie de comptoir. Romain Duquesne, à l’écriture et à la mise en scène, pousse le bouchon de l’absurde jusqu’au bout. Il ne se refuse rien et tient son cap. Malgré l’empilement des évènements et les basculements successifs de cette soirée abracadabrante, sa plume est précise, sa structure solide, et l’ensemble retombe sur ses pattes après nous avoir ballotté d’un bout à l’autre du spectre de nos cultes, avoir allégrement renversé l’ordre des choses et semé la zizanie dans ce foyer cosy. Quant à sa distribution, elle est aussi malicieuse et probante que son propos. Benoît Félix-Lombard, Maëva Husband, Grégoire Baujat, Maëlia Gentil et André Antébi s’immiscent toutes et tous en souplesse dans cette parodie de série TV, où chacun est dans son rôle et compte bien y rester. Petit à petit, le vernis s’écaille, la vérité des êtres éclate sous la surface, comédiens et comédiennes s’en donnent à cœur joie et leur malice est communicative. Mention spéciale à André Antébi, clou du spectacle, inénarrable fauteur de troubles qui met en péril la fragile harmonie du clan Johnson et nous régale de ses métamorphoses impayables et de ce qu’il provoque comme cataclysme autour de lui. D’ailleurs, la compagnie, fraîchement fondée cette année, se nomme chaos cosmique. Avec un spectacle pareil, elle porte son nom sur mesure.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Super-Raptor
Texte et mise en scène Romain Duquesne
Avec André Antebi, Grégoire Baujat, Maëlia Gentil, Maëva Husband, Benoît Félix-Lombard
Création lumière et sonore François Duguest
Costume Louis Antoine HernandezProduction compagnie chaos cosmique ; Compagnie du 7ème étage
Soutien Les Studios de VirecourtDurée : 1h20
Théâtre de Belleville, Paris
du 3 au 27 décembre 2025






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