Au Théâtre de l’Odéon, Stanislas Nordey donne corps à la belle et ténébreuse pièce de Marie NDiaye, mais, malgré sa fière allure, la distribution peine encore à lui donner toute sa puissance.
« Voilà donc cette ville, me disais-je, voilà donc ce Berlin qui les retient ». Dans le cœur de la jeunesse française des années 2000, Berlin a remplacé Londres, et l’album « Berlin Calling » de Paul Kalkbrenner le « London Calling » des Clash. Au cours des deux dernières décennies, ils furent nombreux ces jeunes adultes – et ils sont peut-être encore quelques-uns – à rejoindre cet eldorado où tout semblait possible, où les loyers abordables, les fêtes à gogo, les nuits infinies, les petits matins sous influence au bord de la Spree et l’anonymat garanti leur promettaient de pouvoir s’évader d’un quotidien hexagonal trop corseté, de renouer avec la liberté des origines. Beaucoup en sont revenus, certains s’y sont définitivement installés, quand d’autres s’y sont évaporés, comme le fils de Marina, au cœur de la nouvelle pièce de Marie NDiaye, Berlin mon garçon, que son commanditaire, Stanislas Nordey, monte, ces jours-ci, au Théâtre de l’Odéon.
Partie sur les traces de son enfant, la mère de famille débarque à Berlin pour comprendre son « pouvoir inexplicable » d’attraction, pour découvrir cette ville dans laquelle son fils s’est réfugié il y a plusieurs mois, sans jamais plus donner de nouvelles. Personne ne sait ni où il est, ni ce qu’il fait, ni s’il est toujours bien vivant. Dans sa recherche, elle peut compter sur un hôte aussi curieux qu’inattendu, un dénommé Rüdiger. Vieux garçon de son état, il habite, avec les choucas, dans le Corbusierhaus – un immeuble où Marie NDiaye a elle aussi vécu lors de sa période berlinoise. Habituellement peu sociable, l’homme décide, non sans arrières-pensées, de faire sienne la quête de Marina. Pendant ce temps, à plusieurs milliers de kilomètres de là, le père du garçon, Lenny, tient à bout de bras leur sacro-sainte librairie de Chinon. Lui préfère ronger son frein plutôt que d’intervenir, et attendre son enfant dans l’espoir d’une issue positive. A ses côtés, officie sa propre mère, Esther, influente et dominatrice. Elle parait avoir une longueur d’avance sur tous les autres et veut pousser son fils à agir pour agir à travers lui. Tel un pantin possédé.
Très courte, la pièce de Marie Ndiaye prend les atours d’un conte – en témoignent les références à Pinocchio ou aux Six frères cygnes des frères Grimm – qui se verrait rattraper, et déjouer, par la réalité. D’abord au passé, puis au présent et enfin au futur, les personnages y parlent, quasiment toujours, avec un style indirect, façon de mettre à bonne distance la douleur de ceux qui restent et la responsabilité de ceux qui doivent endosser l’impensable. Car, bien plus que dans la quête elle-même, le nœud gordien de l’œuvre se tient là, dans l’attitude des leftovers, dans leur façon d’assumer ou de se défausser, dans la réponse qu’ils apportent à cette injonction faite à Marina à propos de son fils : « Demandez-lui ce qu’il a vécu d’effroyable à Chinon pour transporter jusqu’à Berlin un cœur aussi haineux ». Grâce à son écriture nerveuse et son style enlevé, Marie NDiaye fait, à cet effet, magistralement travailler la poutre dramatique sans que personne, ou presque, ne s’en aperçoive. Chez l’autrice, tout n’est pas verbalisé, mais tout, pourtant, infuse et influe sur le destin des personnages, pris dans un miasme dont ils peinent à se sortir.
Organisée en cinq séquences – Berlin, Chinon, Berlin, Chinon, Berlin –, la pièce donne une belle occasion à Stanislas Nordey d’orchestrer autant de tableaux. La scénographie d’Emmanuel Clolus se révèle d’ailleurs assez magistrale dans sa façon de sculpter l’espace sans presque aucun autre accessoire que la vidéo de Jérémie Bernaert. Pourtant, dans ce bel écrin, les comédiens semblaient, de façon surprenante au vu de leurs parcours, quelque peu patiner au soir de la première, plus gênés qu’à l’aise avec la direction d’acteurs du metteur en scène, focalisée, comme à son habitude, sur l’adresse public et la gestuelle tenue. Les personnages de Marie NDiaye sont, évidemment, toujours complexes à manœuvrer, mais tout se passe comme si le moteur des acteurs était trop froid ou l’ensemble trop figé, comme s’ils avaient besoin pour se rassurer de se réfugier dans leurs tics de jeu, à l’image de Claude Duparfait, ou d’être en léger surjeu, tels Hélène Alexandridis et Laurent Sauvage. Un retard à l’allumage qui peut s’expliquer par la création très lointaine du spectacle, mis au frigo pendant plus d’un an. Reste à savoir si tout cela pourra gagner en puissance de feu. Le texte de Marie NDiaye en vaut la peine.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Berlin mon garçon
de Marie NDiaye
Mise en scène Stanislas Nordey
Avec Hélène Alexandridis, Claude Duparfait, Dea Liane, Annie Mercier, Sophie Mihran, Laurent Sauvage
Collaboratrice artistique Claire Ingrid Cottanceau
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumière Philippe Berthomé
Son Michel Zurcher
Costumes Anaïs Romand
Vidéo Jérémie Bernaert
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNSProduction Théâtre National de Strasbourg
Marie NDiaye, Claude Duparfait et Laurent Sauvage sont artistes associé·e·s au TNS
Trois pièces [Délivrance, Berlin mon garçon, Honneur à notre élue] de Marie NDiaye est publié chez Gallimard (coll. Blanche)
Durée : 1h30
Théâtre National de Strasbourg
9 nov au 19 nov 2022
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