Couple central et déclencheur de la guerre de Troie, Hélène et Ménélas revisitent leur propre destin. Sans héroïsme triomphant, mais profondément humains et souffrants, ils sont incarnés avec force par Marie-Sophie Ferdane et Simon Abkarian dans Nos âmes se reconnaîtront-elles ? au Théâtre Nanterre-Amandiers.
Adepte de la réécriture contemporaine des grands textes originels et fondateurs, l’acteur Simon Abkarian a déjà travaillé, entre autres, sur les figures d’Électre ou de Pénélope ; autant de femmes jouant des rôles de premier plan dans la mythologie antique. Nos âmes se reconnaîtront-elles ? se présente comme un nouvel opus venant compléter deux pièces déjà existantes sur l’origine de la guerre de Troie : Ménélas rebétiko rapsodie et Hélène après la chute, montrées l’une et l’autre il y a quelques semaines au Théâtre de l’Épée de Bois, à la Cartoucherie de Vincennes. Simon Abkarian fait se retrouver Hélène et Ménélas, qu’il met en scène loin de tout héroïsme pompeux, mais, au contraire, plus vulnérables, désunis et déchirés que jamais. Comme pour bien le souligner dans la première partie du spectacle, la présence de l’un vient chasser l’autre, et réciproquement. Les deux personnages ne font d’abord que se croiser.
Ils prennent la parole l’un après l’autre, et s’adonnent chacun leur tour à un long monologue délibératif au cours duquel leurs voix se dédoublent pour faire entendre le débat intérieur qu’ils entretiennent avec eux-mêmes. Le texte sans univocité fait entendre des voix à la fois accusatrices et justificatrices. Le récit trop connu dont ils s’emparent se raconte à contre-pied. Hélène endolorie nie le rapt ; elle n’a pas fui, mais se décrit comme abandonnée. Ménélas, honteux et coupable, cherche l’expiation de ses fautes et la rédemption. Voués à la solitude, ils se savent perdus l’un à l’autre. Pourtant, Ménélas veut la revoir, la reconquérir, affiche son désir de paix. Il l’aime et veut se faire aimer.
Ménélas paraît d’abord, incarné par Simon Abkarian lui-même. Silhouette sombre et orageuse, corps statuaire, un glaive en main se faisant le prolongement de son bras fort, tendu ou levé, avant que la lame vienne se planter dans le bois tendre de l’estrade centrale couleur sang. Le guerrier victorieux s’affiche moins vaillant que tourmenté. Le criminel commanditaire de tant de massacres, de sang versé, le meurtrier de Pâris, son rival assassiné d’un geste fauve et exalté, n’est plus que l’ombre de lui-même. Songeur, grondeur, il reconnaît ses fautes et sa monstruosité. Il renie la guerre et la mort qu’il a lui-même provoquées avec une cruauté qui lui est désormais impossible à cautionner. Marie-Sophie Ferdane est une Hélène de Sparte qui, en total contrepoint, n’est que lumière, beauté et sensualité. L’amante voluptueuse est une femme moderne et libre, à la fois désolée et révoltée. Elle s’exprime avec force et conscience. Elle maudit, elle rugit.
Leurs retrouvailles se font d’abord par le biais d’un subterfuge au cours duquel Ménélas se présente devant elle sous les traits d’un anonyme messager au visage mutilé. La suite donne lieu à sa reconnaissance et laisse place à l’affrontement et à la demande d’explications. Au déchirement des êtres succède la fragilité d’une possible réunion dans l’amour et le pardon. C’est ce que donne à espérer le texte poétique et logorrhéique de Simon Abkarian, qui use d’un puissant lyrisme teinté d’élégie, mais aussi d’une certaine crudité. L’évocation sans fard du désastre s’amalgame à l’expression de la passion dévorante. Les mots abondent, les images déferlent, en quantité, sans pathos, entre violence et douceur.
Un bel et grand espace d’une blancheur immaculée, parfois nimbée de l’obscurité de la nuit, s’offre aux deux personnages comme un asile loin de tout fracas. Son sol miroir, de temps à autre recouvert de fumée, rappelle l’onde et l’écume de la mer qui les a longtemps séparés. Au centre est placé un promontoire évoquant le podium ou la passerelle emprunté au théâtre antique comme à la tradition orientale. Sur ce plateau plus petit et intime, les acteurs dansent, se toisent, se touchent, se disputent, se délivrent. Leurs voix sont accompagnées par le luth et le chant, superbes et envoûtants, des musiciens kurdes Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier qui soutiennent le jeu déjà ample, et participent au puissant rituel de confrontation et de conciliation.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Nos âmes se reconnaîtront-elles ?
Texte et mise en scène Simon Abkarian
Avec Simon Abkarian, Marie-Sophie Ferdane
Collaborateur artistique Pierre Ziadé
Lumière Jean Michel Bauer
Accompagnement musique et voix Ruşan Filiztek, Eylül NazlierProduction Lacompagnie des 5 roues
Coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN
Projet accueilli aux Plateaux Sauvages dans le cadre du P.R.O. – Partage responsable de l’Outil et avec le soutien du Théâtre Public de Montreuil – Centre Dramatique NationalDurée : 1h20
Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN
du 16 janvier au 2 février 2025Théâtre de Villefranche-sur-Saône
le 8 avrilThéâtre Ducourneau, Agen
le 6 maiComédie de Picardie, en co-accueil avec la Maison de la Culture d’Amiens
du 21 au 23 mai
Vu cet après-midi, c’est le 3eme volet, et Abkarian est toujours aussi grand. Marie Sophie Ferdane impeccable, un régal.