Avec Electre des bas-fonds, l’acteur, auteur et metteur en scène Simon Abkarian signe une fresque épique enlevée aux accents lyriques. La pièce est reprise au Théâtre du Soleil.
C’est au théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine que Simon Abkarian, âgé d’une petite vingtaine d’années alors, a fait ses débuts en tant que comédien, en 1985. C’est, également, avec cette troupe qu’il a eu, comme il le confie, son premier coup de cœur de spectateur. Après huit années de compagnonnage, qui l’amenèrent à jouer dans les deux épopées asiatiques de la compagnie (L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge et Les Indiades d’Hélène Cixous) et dans le cycle des Atrides (Agamemnon, Iphigénie à Aulis, Les Choéphores, Les Euménides), l’acteur quitte la troupe en 1993. Il continue ensuite son parcours de comédien auprès d’autres metteurs en scène (Paul Golub, Peter Brook, Laurent Pelly, Irina Brook, Peter Brook, etc.), dans le cinéma également, et passe parallèlement à la mise en scène. Depuis 1998, Simon Abkarian a monté une douzaine de spectacles, qu’il s’agisse de pièces d’illustres auteurs (William Shakespeare, Sénèque) comme de ses propres textes.
Après Au-delà des ténèbres, diptyque composé du Dernier Jour du jeûne et de L’Envol des cigognes présenté il y a tout juste un an au Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie de Vincennes, Abkarian revient créer dans ces murs qui l’ont vu forger son art de l’acteur. Mais là où Au-delà des ténèbres se déroulait dans un temps proche du nôtre, Électre des bas-fonds nous plonge dans la tragédie antique. Non pas la version d’Euripide (Électre, écrite aux alentours de 410 av. J.-C.), non plus celle de Sophocle (probablement créée vers 414 av. J.-C.), ni même celle d’Eschyle (Les Choéphores, créée en 458 av. J.-C.). Comme Abkarian l’explique : « J’aurais pu travailler sur l’une de ces pièces qui sont des chefs d’œuvres absolus. J’ai choisi d’écrire ma version car je veux raconter cela comme on raconte une fable. » Vaste fresque épique, Électre des bas-fonds revisite le mythe. Si l’on peut y retrouver certains éléments présents dans l’une, l’autre ou la troisième des tragédies grecques, on découvre, surtout, une pièce enlevée et lyrique, joyeuse et grave, dont les enjeux lisibles sont portés par une troupe énergique.
Lorsque le spectacle débute, le vaste plateau dont les décors signalent un lieu de fête ou de réception demeure désert. Le premier personnage à y pénétrer se tiendra à sa lisière, côté jardin. Il s’agit de la nourrice d’Oreste, vieille femme désormais aveugle, se lamentant sur le sort du garçon. Succède une séquence de danse, où Oreste grimée en femme se prépare à rentrer à Argos. Dans les quelques premières scènes, la situation est posée : Clytemnestre et Egisthe règnent ensemble depuis que la première a assassiné son époux Agamemnon, tout en redoutant le retour vengeur d’Oreste ; Chrysothémis, la benjamine, vit encore au château ; quant à Électre, princesse déchue, elle travaille comme domestique dans un bordel et est mariée à un homme refusant de la toucher – ne pas lui donner de descendance visant à éviter la perpétuation de la vengeance. Jeune femme belliqueuse, aussi perpétuellement en colère que souillée par la crasse, Électre espère le retour de son frère. Son caractère déterminé tranche avec celui d’Oreste, dont le maquillage et la coiffure soignée, la douceur des gestes, renvoient à ses paroles modérées et à son espoir de concorde et de paix. Il faudra toutes les exhortations de Pylade, son ami cher ; d’Électre, et du chœur de prostituées pour qu’Oreste tue, enfin, Egisthe et sa mère.
En s’inspirant pour partie des tragiques grecs – citons la présence du chœur constitué des Troyennes captives présent dans la version d’Eschyle, ou le mariage d’Électre à un homme d’une moindre condition préservant sa virginité comme chez Euripide – Simon Abkarian tricote son Electre. Une version traversée par le goût du théâtre, du jeu, de la langue, du travestissement. En témoignent les nombreuses danses et chants émaillant la pièce, les riches costumes et maquillages, comme les références un brin malicieuses à d’autres classiques – tel le Hamlet de Shakespeare avec l’apparition du spectre du père mort. Et il y a la langue, aussi. Aux accents souvent lyriques, cette langue foisonnante dont les envolées saisissent, est captivante par sa capacité à susciter des images. De celle-ci, les comédiens se saisissent avec brio. Si certaines tirent particulièrement leur épingle du jeu par leur interprétation rigoureuse, toute en subtilité – citons Clytemnestre, Électre ou Chrysotémis – l’ensemble de la distribution tient le cap de bout en bout. C’est, d’ailleurs, dans cet impeccable travail de troupe (réunissant près de vingt interprètes), cette énergie collective, cette jubilation à jouer, que réside la puissance de cet Électre des bas-fonds. Assister à ce spectacle dans les lieux mêmes du théâtre du Soleil ajoute également une tonalité particulière. L’inventivité des costumes, le recours surligné au maquillage, la présence des danses comme de la musique (signée par le trio des Howlin’ Jaws), sont autant d’éléments rappelant la parentèle entre Abkarian et le théâtre de Mnouchkine.
Efficace dans sa mise en scène et sa scénographie, Électre des bas-fonds n’échappe cependant pas à quelques petites longueurs. Le récit par le menu des mésaventures des femmes troyennes, ou l’évocation appuyée de la mort d’Iphigénie pêchent par excès d’explicitation. D’autres versent parfois un brin trop dans le spectaculaire et le souci de séduire, là où de la retenue rendrait le propos plus incisif et percutant. Mais au-delà de ces quelques éléments, l’ensemble procure un plaisir vif de théâtre, sans oblitérer les enjeux portés par le texte. Que se passe-t-il lorsque la politique n’est plus « affaire de courage mais de ruse » ? Comment cela affecte-t-il directement la vie non pas des puissants mais des classes populaires ? Comment articuler l’intime et le politique dans une société sexiste où la vie d’un garçon vaut plus que celle d’une fille ? Autant de questions ramenant la problématique de la place des femmes comme des classes populaires au centre de cette tragédie. Et renvoyant à nos vies.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Électre des bas-fonds
Par la Compagnie des 5 Roues
Texte et mise en scène Simon Abkarian
Pour 14 comédiennes-danseuses et 6 comédiens-danseurs
Musique écrite et jouée par le trio des Howlin’ JawsAvec Maral Abkarian, Chouchane Agoudjian, Anaïs Ancel, Maud Brethenoux, Aurore Frémont, Christina Galstian Agoudjian, Georgia Ives (en alternance), Rafaela Jirkovsky, Nathalie Le Boucher, Eliot Maurel, Nedjma Merahi, Manon Pélissier, Annie Rumani, Catherine Schaub Abkarian, Suzana Thomaz, Frédérique Voruz.
Et avec Simon Abkarian, Assaad Bouab, Laurent Clauwaert, Victor Fradet, Eliot Maurel, Olivier Mansard.Dramaturgie : Pierre Ziadé
Collaboration artistique : Arman Saribekyan
Création lumière : Jean Michel Bauer et Geoffroy Adragna
Création musicale : Howlin’Jaws : Djivan Abkarian, Baptiste Léon, Lucas Humbert
Création collective des costumes sous le regard de Catherine Schaub Abkarian
Création décor : Simon Abkarian et Philippe Jasko
Chorégraphies : La troupe
Répétitrices : Nedjma Merahi, Christina Galstian Agoudjian, Catherine Schaub Abkarian, Nathalie Le Boucher, Annie Rumani
Préparation physique : Nedjma Merahi, Annie Rumani, Maud Brethenoux, Nathalie Le Boucher
Préparation vocale : Rafaela Jirkovsky
Régie plateau : Philippe Jasko
Régie son : Ronan Mansard
Chef constructeur : Philippe Jasko, avec l’aide de la troupe.Le texte est publié chez Actes Sud-Papiers
Durée du spectacle : 2h30
Théâtre du Soleil
du 10 juin au 15 juillet 2022 du mercredi au dimanche :
– mercredi, jeudi et vendredi à 19h30
– samedi et dimanche à 15h30
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !