Avec Par les villages, Sébastien Kheroufi fait une forte et étonnante irruption dans le paysage théâtral. Très personnelle, répondant à un désir de représenter au théâtre le milieu de la cité dont il est issu, sa transposition du texte de Peter Handke en incarne toute la portée poétique et politique.
Pour évoquer sa relation à Par les villages de Peter Handke, Sébastien Kheroufi n’y va pas par quatre chemins. Ce « poème dramatique » écrit en 1981, explique le jeune metteur en scène, est le texte par lequel il découvre le théâtre, alors que celui-ci est encore pour lui un horizon lointain, vu depuis les tours de Meudon-la-Forêt et les foyers Emmaüs parisiens. Il s’y reconnaît, dit-il, et y reconnaît les siens. Cette entrée en matière aiguise la curiosité, elle suggère une approche du texte bien différente de celle d’un Claude Régy en 1983 ou d’un Stanislas Nordey en 2013, qui tous les deux allaient au texte en hommes plus proches de sa grande poésie que de l’âpre monde rural et ouvrier qu’elle dépeint. La distribution du spectacle réserve elle aussi des surprises, surtout de la part d’un artiste quasi inconnu dans le milieu théâtral, n’ayant monté auparavant avec sa compagnie La tendre lenteur qu’une seule pièce, une Antigone transposée dans l’Algérie d’après-guerre, avec des camarades issus de l’École Supérieure d’Art Dramatique de Paris où il a été formé. Des acteurs de théâtre y figurent, des plus renommés comme Anne Alvaro aux plus émergents, aux côtés de la rappeuse Casey et de nombreux amateurs. Sébastien Kheroufi, fort aussi de l’accompagnement de l’auteur lui-même, indique ainsi son désir d’assumer à la fois la littérarité de Par les villages et sa dimension très concrète et éruptive. On devine sa route périlleuse. Il nous donne envie de le suivre.
Le metteur en scène nous facilite le voyage dans les contrées de Peter Handke en le commençant au Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN dont il est artiste associé, avant de poursuivre sa route au Centre Pompidou à Paris, puis à l’Azimut à Châtenay-Malabry. Ce qui est en soi déjà une prouesse, dans un contexte où les productions sont toujours plus difficiles à monter, à plus forte raison pour celles et ceux qui n’en ont pas encore le métier. La détermination que l’on devine à tous ces signes aurait pu s’y arrêter et l’aventure promise se révéler une petite trajectoire personnelle perdue dans un grand champ théâtral. Ce n’est pas le cas, loin de là. Ce Par les villages nous mène dans des régions dont les reliefs marqués contrastent avec l’essentiel du paysage théâtral alentour. Sébastien Kheroufi pénètre dans la pièce en « barbare », mot qu’il emploie dans tous les titres qu’il donne aux quatre tableaux de la pièce qui, chez Handke, n’ont pas de nom. Le retour de Gregor dans son village natal auquel il a longtemps tourné le dos parce que devenu écrivain devient ainsi « Retour en barbarie ». Bienvenue chez Kheroufi.
La valeur accordée par le metteur en scène à ce terme ne fait aucun doute. Elle est positive, comme celle que lui attribuait l’auteur algérien Kateb Yacine en disant par exemple : « Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare »[i]. Contrairement à Gregor, qui a perdu à la ville cette qualité, son frère Hans, sa sœur Sophie, la vieille femme ou encore l’étrange voisine Nova, qui s’adressent à lui en de longs monologues tout au long de la pièce, sont « barbares » dans le sens où ils revendiquent leur place que le revenant juge indigne. Et cela est sensible chez Sébastien Kheroufi parce que sa démarche elle-même répond à cette définition du mot dont il tourne à son avantage la mauvaise réputation. L’une des grandes forces du spectacle est de déployer une « barbarie » rendant honneur à la culture des cités – elle-même fruit de l’immigration dont beaucoup de ses habitants sont issus – autant qu’à celle du théâtre, en un seul mouvement. On peut voir dans les nombreuses fragilités, et même dans les défauts de ce Par les villages, autant de gages d’authenticité de cette démarche dont les ressors très personnels sont utilisés pour faire puissamment communauté.
L’ouverture du spectacle dans le hall de la Manufacture, sublime, mais peu habitable théâtralement de par ses dimensions et une certaine froideur, est la première des maladresses de l’équipe, qui nous emmène ensuite dans les hauteurs du théâtre, dans la salle du Lanterneau, où nous sommes bien mieux. Trop solennelle, cette introduction révèle d’emblée les difficultés de Lyes Salem – remplacé par Reda Kateb à l’occasion de la reprise du spectacle au cours de la saison 2024-2025 – à s’approprier la langue belle et difficile qui sculpte la personnalité de son Gregor comme celle des autres protagonistes. Le choix de l’Algeco comme décor central des deux premiers tableaux n’est guère non plus très heureux : en soulignant la transposition dans les cités françaises des années 1990 du texte ancré à l’origine dans les campagnes autrichiennes des années 1980, il en révèle les faiblesses. Les quelques modifications apportées au poème dramatique par Sébastien Kheroufi – minimes, de l’ordre du remplacement du mot « village » par « cité » – sonnent parfois comme des anachronismes. Ce sont là, avec quelques morceaux de la dense partition portés avec un peu moins de subtilité que d’autres, les creux de la spirale passionnante qu’est ce Par les villages.
C’est en faisant parler plusieurs interprètes dans d’autres langues que le français – le créole pour Casey, l’arabe pour Amine Adjina ou encore l’espagnol pour Anne Alvaro – que Sébastien Kheroufi réalise vraiment la transposition qu’il promet. Au lieu de déplacer le contexte d’origine de la pièce, il s’autorise à en ouvrir délicatement le sens et la portée sans privilégier l’un des vastes possibles qu’elle contient au détriment des autres. Il crée ainsi l’espace de quelques heures un tout-monde théâtral, auquel donnent vie les rencontres improbables qu’il orchestre. La présence en un même espace de grandes figures du théâtre et de la musique et de personnes inconnues de ces sphères est l’un des grands monuments du village de Kheroufi. Il lui donne une existence hors cadre et une vitalité de chaque instant, tant on sent que chacun cherche sa place sur scène, en regardant l’Autre sincèrement et non pour remplir les cases d’une quelconque institution en quête de « diversité ». C’est dans ce mélange que réside la vraie « barbarie » de Sébastien Kheroufi, plus encore que dans l’usage qu’il fait des cultures urbaines. Quoique le final assuré par Casey soit d’une force si rare que l’on en redemande. Grâce à elle, la lumière jaillie du chaos exprimé par Nova se propage sur l’ensemble de ce singulier village.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Par les villages
Texte Peter Handke
Traduction de l’allemand Georges-Arthur Goldschmidt (Éditions Gallimard)
Mise en scène Sébastien Kheroufi
Avec Amine Adjina, Anne Alvaro, Dounia Boukersi en alternance avec Bilaly Dicko, Casey, Marie-Sohna Condé en alternance avec Gwenaëlle Martin, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Reda Kateb, Minouche Nihn Briot, Sofia Medjoubi en alternance avec Miya Josephine
Collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois
Régie générale Clémence Roudil
Scénographie Zoé Pautet, Sébastien Kheroufi
Costumes Cloé Robin
Création lumière Enzo Cescatti
Création musicale Minouche Nihn Briot
Ingénieur du son Simon Muller
Avec la collaboration artistique de Laurent Sauvage
Avec le soutien et la bienveillance de Peter Handke
Avec la participation d’un chœur d’amateurs
Coordination du chœur Laure Marion
Avec la présence exceptionnelle de La Relève Bariolée, accompagnée par Nebil Daghsen et Léa Mécili
Construction décor Ateliers du Théâtre Gérard Philippe – Centre dramatique national de Saint-Denis, Clémence RoudilProduction Compagnie La Tendre Lenteur ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne dans le cadre de son association avec Sébastien Kheroufi
Coproduction Centre Pompidou ; Théâtre Corbeil-Essonnes-Grand Paris Sud ; Centre d’art et de culture – Espace Culturel Robert Doisneau ; Ville de Meudon ; Festival d’automne à Paris
Avec le soutien de Drac Île-de-France – ministère de la Culture, Ateliers Médicis, L’Azimut, Fonds Porosus, dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT, Fonds d’insertion professionnelle ESAD – PSPBB, ministère de la Culture dans le cadre du dispositif CulturePro, Les Aventurier·e·s, Cromot – Maison d’artistes et de production, Jeune théâtre national, association Bergers en Scène d’IvryCe projet est lauréat 2023 du Fonds régional pour les talents émergents – FoRTE, financé par la région Île-de-France et bénéficie de l’aide au spectacle dramatique de la SPEDIDAM.
[i] Ces propos datant de 1998 sont rapportés par Louisa Yousri dans son essai Rester barbare (La fabrique édition, 2022)
Durée : 3h20
Vu au Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne en février 2024
Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 13 au 22 décembreThéâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne
du 22 au 26 janvier 2025La Filature, Scène nationale de Mulhouse
les 25 et 26 févrierThéâtre de Corbeil-Essonnes – Grand Paris Sud
le 5 avrilEspace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt
les 12 et 13 avril
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !