Une nouvelle production de l’opéra de Mozart ouvre le Festival d’Aix-en-Provence et propose une relecture froidement clinique, à la fois sophistiquée et remarquablement incarnée, notamment par Andrè Schuen dans le rôle-titre.
Ouvrage emblématique de l’histoire du Festival, Don Giovanni fait son retour à Aix-en-Provence. Après la version de Jean-François Sivadier en 2017, qui assumait totalement l’aspect baroque et bariolé du dramma giocoso, la nouvelle production confiée à Robert Icke – qui signe sa première mise en scène d’opéra – se teinte d’une froideur morbide et lugubre absolument déconcertante. Inconnu en France, l’artiste est pourtant une figure incontournable du théâtre britannique et néerlandais actuel. Amoureux des textes classiques, il a coutume de s’attaquer aux grandes pièces fondatrices dans une approche qui se veut résolument en phase avec le monde et les problématiques d’aujourd’hui, quitte à devoir adapter, et même réécrire, Oncle Vania de Tchekhov, Hamlet de Shakespeare, Œdipe de Sophocle, L’Orestie d’Eschyle pour faire ressortir toute leur contemporanéité.
C’est l’intensité tragique de la course à l’abîme et la propension à la destruction qui l’intéressent dans Don Giovanni. La pièce s’ouvre sur le meurtre du Commandeur et se referme sur la chute du dissolu puni. Au mépris de la clarté de l’intrigue, la représentation joue sur la confusion entre ces deux figures à tour de rôle agonisante, formant une sorte de double entité en suspens entre la vie et la mort. Don Giovanni paraît à la fois fantomatique et hanté, acteur et observateur de sa trajectoire fulgurante et odieuse. La mise en scène retrace puissamment le parcours infléchi par la déchéance physique et morale du personnage qui s’enfonce dans un sentiment de néant viscéral. Un décor architecturé sépare deux étages. Le niveau inférieur évoque une cave sombre, un parking vide, un local poubelle, mais aussi le sépulcre du Commandeur et de Don Giovanni ; au-dessus, une boîte mobile fait apparaître plusieurs pièces aseptisées : le salon du Commandeur représenté en vieil homme qui sirote un verre de vin en écoutant un Mozart crépitant au disque vinyle et fait une attaque subite, la chambre où Elvira délaissée se morfond dans ses draps défaits et saccage la garde-robe de son amant volage, une salle de réception où les noces de Zerlina et Masetto prennent une tournure bien peu festive, et enfin une chambre d’hôpital avec sa batterie d’appareils médicaux.
Le propos radical convainc grâce à la précision quasi clinique d’une direction d’acteurs au scalpel. En témoigne la performance du talentueux baryton Andrè Schuen, fin connaisseur de l’ensemble des rôles masculins de la trilogie Mozart / Da Ponte qu’il a déjà beaucoup chantés – il a notamment été Figaro au Théâtre de l’Archevêché. Voix profonde et veloutée, chant délié, phrasé à l’archet, ligne tenue et projection franche, timbre aussi mordant que d’une douceur enjôleuse, si suave dans ses grands airs Là ci darem la mano à l’acte I ou Deh vieni alla finestra à l’acte II, il offre un Don Giovanni d’un charisme et d’une complexité exceptionnels. Ténébreux en tenue de jogging extra-large d’une blancheur angélique, qui se macule de sang à mesure que progresse l’imminence de sa chute, il n’est ni un séducteur folâtre invétéré ni une bête fauve et carnassière, mais il affiche une décontraction et une désinvolture terriblement inquiétantes. D’ailleurs, son délectable « air du Champagne » se présente aux antipodes d’un hymne au plaisir. Peu de jouissance transpire au plateau, mais plutôt une dangerosité et une perversité allant même jusqu’à lever le tabou de la pédophilie supposée dans l’« air du catalogue » au cours duquel, à la suite de mannequins défilant en petite tenue, apparaît une fillette en pyjama, perchée sur de hauts et trop grands talons. L’enfant serrant son ours en peluche deviendra une figure centrale répétant un cri muet et néanmoins glaçant.
Golda Schultz domine la distribution féminine en faisant une impressionnante Donna Anna chaleureuse, passionnée et poignante, tandis que son aînée, Magdalena Kožená, ne montre pas moins d’ardeur, mais semble un peu dépassée par le rôle d’Elvira. La Zerlina de Madison Nonoa dispose d’une voix trop peu audible dont la fraîcheur mutine ne compense pas le manque d’étoffe. Son Masetto, Paweł Horodyski, arbore plus de solidité et d’ampleur sonore, tout comme le Leporello de Krzysztof Bączyk, aux moyens conséquents, mais au jeu impassible réclamant plus d’abandon. Amitai Pati se révèle assez fin et stylé en Ottavio empathique, mais impuissant. Le commandeur de Clive Bayley ne possède pas la voix d’outre-tombe qui ébranle d’habitude l’auditeur, mais son organe aigrelet renforce la vulnérabilité du personnage.
Compagnon de longue date du Festival d’Aix, Sir Simon Rattle n’y avait encore jamais dirigé Mozart, lui préférant Wagner (somptueux Tristan et Isolde) et quelques pièces maîtresses du répertoire moderne (Wozzeck de Berg). À la tête du brillant Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise, il distille des accents saillants et vivifiants, mais l’exécution peu équilibrée est d’une inégale vigueur, sans trop de reliefs. Au-delà des récitatifs d’une désespérante lenteur, la musique, déjà alourdie par des effets sonores ajoutés, aurait tendance à s’épaissir et se traîner un peu, mais elle culmine enfin vers un dramatisme implacable lorsqu’arrive l’inexorable trépas.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Don Giovanni
de Mozart
Livret Lorenzo Da Ponte, d’après Don Giovanni ossia Il Convitato di Pietra de Giovanni Bertati, Molière et Tirso de Molina
Direction musicale Sir Simon Rattle
Mise en scène Robert Icke
Avec Andrè Schuen, Krzysztof Bączyk, Golda Schultz, Magdalena Kožená, Amitai Pati, Clive Bayley, Madison Nonoa, Paweł Horodyski, le cascadeur Marc Sonnleitner, les figurants Laurène Andrieu, Nastia Bagaeva, Caitlin Dailey, Maëlle Desclaux, Chloé Lendormy, Ivana Testa, Emilie Vaudou, Jean-Baptiste Cautain, Victor Martinez Caliz, Daphné Guivarch
Chœur Estonian Philharmonic Chamber Choir
Chef de chœur Aarne Talvik
Orchestre Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks
Scénographie Hildegard Bechtler
Costumes Annemarie Woods
Lumière James Farncombe
Chorégraphie Ann Yee
Video Tal Yarden
Son Mathis Nitschke
Dramaturgie Klaus Bertisch
Assistant à la Direction musicale, répétiteur de langue, continuiste Luca Guglielmi
Chef de chant David Zobel
Illusions Chris Fisher, Will Houstoun
Coordinateur de cascades Ran Arthur Braun
Collaborateur artistique à la mise en scène Gilles Rico
Assistante à la mise en scène Eleanor Burke
Assistante aux décors Helen Hebert
Assistante aux costumes Louise Watts
Assistante à la lumière Cécile Giovansili VissièreProduction Festival d’Aix-en-Provence
Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-DestezetDurée : 3h15
Festival d’Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence
du 4 au 18 juillet 2025Diffusion en direct le 12 juillet à 20h sur France Musique
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