Malgré les contraintes actuelles, l’équipe des Francophonies – Des écritures à la scène a réussi à maintenir ses Zébrures du printemps du 20 au 28 mars 2021. Devant un public de professionnels, la première édition de ce festival dédié aux écritures francophones a donné à entendre en pleine période d’occupation des théâtres des pièces inédites et d’autres qui ont encore peu vécu. Parmi lesquelles, Sur les pas de Kateb Yacine de Mohamed Kacimi et L’amour telle une cathédrale ensevelie de Guy Régis Junior.
À Limoges comme ailleurs, le 20 mars fut jour de manifestation pour le monde de la culture. Depuis l’Espace Noriac, salle d’exposition et de spectacles, la musique du cortège nous parvient. On aperçoit même quelques pancartes et banderoles, réclamant l’annulation de la réforme de l’assurance chômage et la réouverture des lieux culturels. Le combat se joue différemment pour l’équipe des Francophonies en Limousin – Des écritures à la scène : par la tenue de la première édition des Zébrures du printemps. Un festival dédié aux écritures francophones, qui prend la suite des Nouvelles Zébrures organisées par les Francophonies jusqu’en 2019, année d’arrivée d’un nouveau directeur : le metteur en scène, conteur et comédien burkinabé Hassane Kassi Kouyaté, qui tient avec ce rendez-vous à « mettre en valeur les processus d’écriture d’auteurs francophones aux origines et aux esthétiques très diverses ». Pour en accompagner ensuite certains jusqu’à la mise en scène, et programmer les spectacles issus de cette recherche dans le cadre des Zébrures d’automne. En Limousin, les Francophonies ont de la suite dans les idées.
« Il s’agit de mettre en avant l’ensemble du processus de création », nous expliquait le directeur dans un entretien en juin dernier, où il disait aussi s’intéresser « aux artistes chez qui la langue française cohabite avec d’autres langues ». Ce qui est en effet le cas de plusieurs des textes présentés en lectures aux Zébrures du printemps. Parmi lesquels, L’amour telle une cathédrale ensevelie du dramaturge, romancier, metteur en scène, poète et comédien haïtien Guy Régis Junior, familier de longue date des Francophonies en Limousin, et Sur les pas de Kateb Yacine de Mohamed Kacimi, qui restitue le parcours du poète algérien Kateb Yacine (1929 – 1989). Dans ces deux belles propositions comme dans les huit autres de cette édition particulière des Zébrures, l’écriture s’offre en partage avec un minimum d’artifices. Elles illustrent bien la vision de la francophonie que souhaite porter Hassane Kassi Kouyaté : résolument diverse, ouverte au monde.
Limoges sur les Quatre Chemins d’Haïti
L’amour telle une cathédrale ensevelie photo Christophe Pean
En Haïti depuis le mois de février, Guy Régis Junior fait partie des nombreux auteurs qui, Covid oblige, n’ont pu se rendre à Limoges pour le festival printanier. Il n’a pas pour autant renoncé à l’invitation que lui a faite l’équipe des Francophonies en Limousin dont il est régulièrement l’invité depuis 2015, soit dès la deuxième édition de son Festival Quatre Chemins à Port-au-Prince. Respectivement mises en espace par Catherine Boskowitz et Élise Hôte, ses pièces L’Amour telle une cathédrale ensevelie et Les cinq fois où j’ai vu mon père ont donné à entendre son écriture singulière, son français qu’il qualifie de « trituré, saccadé » au contact du créole haïtien. Dans la continuité du travail qu’il mène dans son pays pour le développement des écritures dramatique – « si les écritures poétiques et romanesques sont très vivantes en Haïti, le théâtre n’attire que depuis peu les jeunes générations d’auteurs », explique-t-il –, il a aussi mis en lien la Maison des auteurs de Limoges avec deux jeunes autrices, dont on a pu découvrir des textes lors des Zébrures : Andrise Pierre et Gaëlle Bien-Aimé. Dans Elle voulait ou croyait vouloir et puis tout à coup elle ne veut plus ! et Que ton règne vienne, toutes les deux décrivent sans détours un Haïti où règne une violence quotidienne. Laquelle, selon Guy Régis Junior, rend l’Art d’autant plus essentiel.
« En Haïti, où le Covid se propage assez peu, la question ne se pose pas de savoir si les arts et la culture sont essentiels. Malgré une violence endémique, notamment autour du quartier où se déroulent les Quatre Chemins, le public est au rendez-vous à chaque manifestation artistique et culturelle. L’art offre un espace de réflexion qui permet de prolonger le mouvement à l’œuvre aujourd’hui dans les rues haïtiennes contre les pratiques dictatoriales du président Jovenel Moïse, contre l’asphyxie de la démocratie », témoigne Guy Régis Junior. Lequel aborde ce contexte de manière beaucoup moins frontale que ses consœurs citées plus tôt.
Écrit pour la comédienne Nathalie Vairac, qui elle était bien présente à Limoges, L’Amour telle une cathédrale ensevelie se situe d’ailleurs dans un pays du Nord où la « Mère du fils intrépide » est partie vivre avec un étranger retraité avec qui elle ne cesse de se quereller pour un oui ou pour un non. Pour un fils disparu en mer, dont la voix est portée par un « Chœur de Boat People » qui chante en créole haïtien : « Sou lanmè nou vini. Sou lanmè nou prale. N ap goudiye n ap chache zile. Pou mezi pye nou. Pou mezi pye nou. Par les mers sommes-nous venus. Par les mers nous repartons. Nous naviguons, guettons les îles, les terres à la mesure de nos pieds. Quelle terre fera notre pointure ? ». Une question que Guy Régis pose d’une toute autre manière dans son deuxième texte présenté aux Zébrures du printemps : par l’autofiction. Par une enquête intime sur les traces d’un père peu présent.
L’Algérie entre Kateb Yacine et Mohamed Kacimi
Avec Sur les pas de Kateb Yacine, les Zébrures font un trait de côté. Et elles font bien. Complice de longue date de Hassane Kassi Kouyaté, l’écrivain et dramaturge Mohamed Kacimi a créé avec celui-ci le spectacle Congo Jazz Band, qui a pu être créé comme prévu lors des dernières Zébrures d’Automne en septembre dernier mais dont la tournée a été annulée. « C’est pour maintenir le fil de notre amicale collaboration que Hassane a décidé de programmer Sur les pas de Kateb Yacine, petite forme que j’ai écrite et créée en mars dernier à l’occasion des trente ans de la disparition de Kateb Yacine, dont les dates suivantes ont elles aussi été annulées avec le confinement ». Si cette lecture portée par Mohamed Kacimi lui-même et par la chanteuse Souad Massi est née en dehors de Limoges, elle n’a donc pu être vue que par un nombre très limité de personnes. Autant que peut en contenir la Maison de la Poésie à Paris, c’est-à-dire trop peu.
Sur les pas de Kateb Yacine photo Christophe Pean
Espérons que l’unique public de ce rendez-vous du mois de mars, les professionnels, redonnent un avenir à ce duo magnifique retraçant le parcours de Kateb Yacine, qui incarne selon l’auteur du spectacle « tout un pan de l’Histoire du XXème siècle : la colonisation, la décolonisation, les grands massacres. Dans les années 60-70, il a aussi eu une place importante dans le théâtre français, notamment grâce au metteur en scène et comédien Marcel Maréchal et à Jean-Marie Serreau qui l’ont soutenu et mis en scène ». Avant et après quoi l’auteur du Cadavre encerclé et de Nedjma a souffert d’être marginalisé, du fait de ses positions radicales envers tous les pouvoirs, des colonialistes aux intégristes en passant par les hommes politiques qui ont tué dans l’œuf l’indépendance de l’Algérie dès 1962. « Sa critique frontale de la religion, surtout, est sans égale dans la littérature de l’époque comme dans celle d’aujourd’hui. C’est pourquoi son œuvre n’est à mon sens pas passée mais plutôt à venir », exprime Mohamed Kacimi qui a pris le parti de lui rendre hommage à travers un texte écrit à partir d’entretiens et autres interventions de Kateb Yacine entre 1956 et 1989.
L’humour, l’humanité du monologue de Mohamed Kacimi tranchent avec l’image d’idéologue qu’a souvent renvoyé Kateb Yacine lors de ses apparitions publiques. « En reconstituant sa trajectoire comme on recollerait un vase éclaté en mille morceaux, j’ai voulu lui donner un maximum de vie », dit l’auteur de Sur les pas de Kateb Yacine. Il s’autorise pour cela des parts de fiction, comme lorsqu’il met dans la bouche de son Kateb la description d’une mère qui « avait sur le monde un regard prodigieux » et « le coup d’œil de l’enfant terrible ». Les amours, les amitiés de l’homme de lettres donnent à son parcours politique et littéraire une épaisseur délicieuse. On retient par exemple l’aventure du héros de Mohamed Kacimi avec Keltoum, prostituée de Constantine qui « obligeait chaque client à acheter Soliloques avant de tirer son coup ». Ce qui fait qu’à 17 ans, Kateb Yacine était « peut-être le poète au monde qui pouvait vivre de sa plume en faisant vendre sa poésie dans un bordel arabe par une pute analphabète à des lecteurs qui ne savaient ni lire ni écrire ».
Pour un « Théâtre Monde »
Aux Zébrures, la littérature ne se prend pas toujours au sérieux. Elle exulte. Elle invite au rêve aussi, comme sait si bien le faire Souad Massi dont les chansons douces, où la joie confine toujours à la mélancolie, rythment le récit mouvementé de Sur les pas de Kateb Yacine. La présence de la célèbre chanteuse à Limoges va dans le sens du « Théâtre Monde » que Mohamed Kacimi appelle de ses vœux. « J’ai toujours eu un problème avec la notion de ‘’francophonie’’ lorsqu’elle est appliquée aux arts. Les lieux et événements dits ‘’francophones’’ me font souvent l’effet de dépotoirs où l’on parque des bougnoules et des nègres qui de ce fait restent pour la plupart enfermés dans ce réseau particulier. Comment ne pas y voir la compensation imaginaire d’un empire perdu ? Les francophonies qui m’intéressent sont celles qui donnent à entendre d’autres langues, celles qui invitent au voyage ». Autrement dit, pour reprendre l’expression qu’il emploie dans une tribune parue dans Libération au moment de la fusion entre le Tarmac et Théâtre ouvert, Mohamed Kacimi appelle de ses vœux un « Théâtre Monde ». Qu’il se sente chez lui aux Francophonies en Limousin est donc très bon signe.
Idem pour Guy Régis Junior, qui salue l’engagement du festival non seulement auprès des artistes, mais aussi auprès des apprentis techniciens, chargés de production ou encore de communication « qui sont indispensables à la vie de la création théâtrale ». « Marie-Agnès Sevestre, la précédence directrice des Francophonies en Limousin, a mis en place des stages de longue durée pour de jeunes Haïtiens qui souhaitent prendre ces voies. Hassane Kassi Kouyaté a pris la suite, ce qui est très précieux pour nous. Certaines des personnes formées dans ce cadre ont par exemple créé des festivals dans l’esprit des Quatre Chemins. Il en existe aujourd’hui six ou sept en Haïti, c’est formidable ! », se réjouit-il. Guy Régis sera de retour à Limoges en septembre 2021 pour nous donner des nouvelles du théâtre en Haïti, et surtout pour la création de L’Amour telle une cathédrale ensevelie, avec la même distribution que celle de Catherine Boskowitz en ce printemps. En attendant, il œuvre à agrandir les espaces de liberté dans son pays. Comme Mohamed Kacimi et bien d’autres, il sert un « Théâtre Monde », un art pour la liberté, pour la démocratie.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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