De l’éco-anxiété au capitalisme libertarien, des États-Unis au Luxembourg, la pièce de Ian De Toffoli mise en scène par Renelde Pierlot dessine une saga rondement menée articulant enjeux écologiques et analyse des structures du capitalisme. Tout en abordant l’histoire de l’une des entreprises les plus puissantes des États-Unis, mais quasiment inconnue en France : Koch Industries.
Créé à l’automne 2023 aux Francophonies, à Limoges, Léa et la théorie des systèmes complexes débarque au Théâtre des Quartiers d’Ivry, tandis que paraît aux Éditions Actes Sud le récit – où le « et » est remplacé par un « ou » – sur lequel se fonde le spectacle. Écrit par l’auteur, dramaturge et universitaire luxembourgeois Ian De Toffoli, Léa ou la théorie des systèmes complexes déplie une vaste saga extrêmement documentée sur l’histoire de Koch Industries, qui constitue aujourd’hui la deuxième plus grosse société non cotée en Bourse des États-Unis. En suivant sur trois générations – de 1891 à 2027 – l’histoire de l’entreprise familiale des Koch, sa genèse, ses évolutions jusqu’à devenir un conglomérat tentaculaire présent dans de nombreux secteurs – pétrole, gaz naturel, chimie, plastique, engrais, élevage et finance –, le récit y entremêle le parcours de Léa. Une jeune Luxembourgeoise née à la fin du XXe siècle – qui est, elle, un personnage fictif – qui va s’engager pour le climat jusqu’à basculer dans l’action violente, en détruisant les bureaux de la société Koch basés au Luxembourg.
Se saisissant de ce texte, la metteuse en scène Renelde Pierlot l’adapte avec son équipe artistique. Si elle conserve la structure séquencée faite d’allers et retours entre l’histoire des Koch et celle de Léa, les coupes comme le montage – certes nécessaires au vu de l’ampleur du texte – amènent la perte d’une partie de la complexité du propos de l’auteur. Néanmoins, la mise en scène proposée par l’équipe constitue une proposition formellement ludique et enlevée. Portée avec une énergie sans failles par ses sept interprètes – six comédien·nes et un musicien –, elle permet par son adresse didactique d’appréhender l’histoire de cette entreprise puissante, les ambiguïtés du Luxembourg (aux pratiques de paradis fiscal), comme la difficulté à agir efficacement pour le climat dans un monde globalisé. Toustes présent·es de bout en bout au plateau, les interprètes enchaînent à un rythme soutenu les scènes – narrées majoritairement sur le mode du récit avec quelques incises dialoguées –, passant chacune et chacun d’un rôle à l’autre.
Celles et ceux qui auraient vu au début des années 2010 Chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers de Stefano Massini – mis en scène par Arnaud Meunier en 2013 – pourront trouver à certains endroits une parentèle avec Léa et la théorie des systèmes complexes. Car entre le spectacle de Meunier, qui dépliait sur trois générations, sur le mode chronologique, l’histoire des Lehman Brothers – fondateurs de la banque d’investissement éponyme, dont la faillite en 2008 a déclenché une crise économique mondiale –, et le récit d’Ian De Toffoli, il y a bien la même volonté d’historiciser par la saga de dynasties familiales les logiques capitalistes – et leur complexification au fil du temps – à l’œuvre depuis la fin du XXe siècle. Mais outre que le texte d’Ian De Toffoli est plus ambitieux et va plus loin dans l’analyse des rouages capitalistes et de l’influence folle qu’exercent les frères Koch sur la vie économique et politique – notamment américaine, mais pas que –, la crise climatique fait désormais partie des enjeux quotidiens de nos sociétés. La richesse du texte est d’ailleurs bien là : si le récit peut avoir par son propos des allures de biographie (un brin romancée) ou d’enquête (travaillant donc les spécificités des caractères des différents personnages et une forme de suspense), c’est par sa langue vive, enlevée, parfois ironique, ainsi que par l’articulation avec l’itinéraire de Léa qu’il prend sa plus grande force. Et cela, à son échelle et en partie, le spectacle le conserve.
L’ensemble se déroule dans une scénographie qui, quoiqu’assez statique, est intelligemment utilisée par les comédien·nes. Largement stylisé, ce dispositif scénique renvoie à un univers d’industries, dont le côté plutôt léché et clean affirme une représentation métaphorique et aseptisée d’un monde de fluides – où même le piano droit est au diapason des couleurs évoquant l’acier. Entre tous ces tubes de diverses tailles et formes qui occupent l’espace et y dessinent des circulations, les personnages évoluent, faisant de ces canalisations des assises, des estrades, des tables. Les passages de l’histoire de Léa à celle des Koch sont marqués par des modifications de lumières – l’univers de Léa est plus sombre et glacial, découpe les espaces, tandis que celui des Koch est baigné d’une même lumière chaude – et des changements de costumes : les interprètes, toustes vêtu·es de pantalon noir, chemise blanche et bretelles, troquent, selon qu’il s’agisse des Koch ou de Léa, leur gilet sans manche contre une veste de survêt’ bigarrée. Des vêtements tellement années 1980, et dont la matière est composée de… pétrole.
De rares hésitations des comédien·nes quant à leur texte mises à part, le spectacle déploie une atmosphère enjouée, également soutenue par la musique. Interprétés au piano, au saxophone baryton ou aux percussions, les airs – qui puisent dans un répertoire extrêmement varié, de Dallas à Lili Marleen – accompagnent et viennent ponctuer les séquences, davantage dans un prolongement illustratif que par souci de distanciation. En dépit de cette facture fort bien maîtrisée et de la belle énergie collective des interprètes – soulignons le travail de troupe et l’élan commun dans le jeu –, de leur aisance à endosser tous les rôles, Léa et la théorie des systèmes complexes reste un brin trop sage, trop lisse. Le dispositif construit se révèle hyper calibré et presque trop aimable – et l’on en vient à souhaiter que la mise en scène se laisse aller parfois à une forme d’excès ou de dépassement. À cette image, le choix de repousser à la fin de la pièce l’explosion de la bombe au Luxembourg – permettant de conserver le suspense – et d’évacuer la question de la mort d’une innocente sont deux signaux d’une tendance à la pasteurisation du propos. Ces réserves à part, l’on ne peut que reconnaître l’intelligence de Renelde Pierlot à se saisir de ce texte qui, en nous baladant du boom des chemins de fer à la fin du XIXe aux LuxLeaks, en passant par la solastalgie et les violences policières, livre une analyse aussi juste que déprimante de notre monde globalisé. Ou comment il est extrêmement difficile d’avoir une action efficiente pour le climat… À moins de tout faire sauter ?
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Léa et la théorie des systèmes complexes
Texte Ian De Toffoli (Éditions Actes Sud-Papiers)
Adaptation Renelde Pierlot avec le concours de toute l’équipe artistique
Mise en scène Renelde Pierlot
Avec Léna Dalem Ikeda, Jil Devresse, Fred Hormain, Nancy Nkusi, Luc Schiltz, Pitt Simon, Chris Thys
Assistanat à la mise en scène Mikaël Gravier
Scénographie Philippine Ordinaire
Création lumière Nathalie Perrier
Création sonore Fred Hormain
Création costumes Caroline Koener
Illustrations Lena Irmgard Merhej
Création vidéo Jonathan Christoph
Maquillage Christine Ducouret
Construction des décors Ateliers des Théâtres de la Ville de LuxembourgProduction Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Coproduction Les Francophonies – Des écritures à la scène, Limoges
Avec le soutien du Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne et de Kultur | lx – Arts Council LuxembourgLa pièce Léa et théorie des systèmes complexes est une commande d’écriture des Théâtres de la Ville, lancée dans le cadre de l’appel à textes Pipelines Project de la European Theatre Convention, initié par le Schauspielhaus Graz.
Durée : 2h40 (entracte compris)
Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne
du 13 au 16 février 2025La Comète, Scène nationale de Châlons-en-Champagne
le 27 mars
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