Lam Gods, le cadeau de Milo Rau à la cité

Crédit Michel Devijver
Pour l’ouverture de sa première saison à la tête du NTGent, théâtre municipal de Gand en Belgique, Milo Rau crée une reconstitution du fameux retable L’Agneau mystique des frères Van Eyck. Une passionnante introduction au « théâtre de ville de l’avenir » qu’il entend mettre en place.
Avec sa compagnie International Institute of Political Murder, Milo Rau bouscule régulièrement le paysage du théâtre européen. Depuis une dizaine d’années, ses pièces qu’il qualifie de « reenactments » ou « reconstitutions » d’événements historiques, ses tribunaux populaires et autres pièces à fort substrat sociologique – il a été l’élève de Pierre Bourdieu, et ne manque pas de le rappeler dès qu’on le questionne sur cette dimension de son travail – interrogent les mécanismes du pire et le pouvoir du théâtre face à eux. Sa capacité à les représenter, voire à les infléchir.
Après La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I), grand succès du dernier Festival d’Avignon où il s’intéresse au meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi à Liège en 2012, le metteur en scène continue dans sa première création à la tête du NTGent de développer son concept du Réalisme global, titre du premier et très riche « livre d’or » publié par le théâtre en collaboration avec l’éditeur berlinois Verbrecher Verlag. Le second volume est consacré à Lam Gods, où Milo Rau affirme avec son audace habituelle son désir de confrontation avec le réel autant qu’avec le mythe. Et son envie de créer un « théâtre de ville de l’avenir », sur les bases de son très radical Manifeste de Gand écrit juste après sa nomination dans le but de créer les conditions d’un nouveau théâtre populaire.
Comme toutes les autres pièces de Milo Rau, Lam Gods se présente d’emblée pour ce qu’elle est. À savoir, « un don du théâtre à la ville et de la ville au théâtre », dit Milo Rau dans son deuxième « livre d’or ». Le titre du spectacle est en effet aussi celui d’une très célèbre œuvre des frères Van Eycke, L’Agneau mystique, qui fait affluer les touristes dans la Cathédrale Saint-Bavon située à quelques mètres du NTGent Schouwburg. La plus ancienne – il s’agissait du Royal Dutch Theatre (KNS), ouvert en 1899 et rénové juste avant le début de cette saison 2018-2019 – des trois salles que l’équipe de Milo a à sa disposition. « Nous voulions débuter notre saison théâtrale avec un cadeau à Gand : la Reprise du geste démocratique des frères Van Eyck ».
Bien avant le soir de la première, le 28 septembre, le public a déjà une idée assez précise de ce qui l’attend. Grâce à l’annonce d’un casting diffusée dans la presse, une partie de la population gantoise sait depuis plusieurs mois ce qu’ambitionne Milo Rau : faire incarner à des habitants les différents personnages bibliques du retable dont les rénovations et le mystère – la disparition, en 1934, d’un des panneaux de l’œuvre, dit des « Juges Intègres » – , ne cessent d’alimenter les conversations et les colonnes des journaux flamands. Un procédé déjà exploré par le metteur en scène – notamment pour La Reprise – dont les interprètes nous livrent quelques clés pendant la pièce. Cela pour bien signifier que, selon le point numéro deux du Manifeste de Gand, « le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public ».
Une polémique a aussi contribué à ancrer la pièce en construction dans la ville : la recherche, pour le rôle du croisé contemporain, d’un djihadiste de retour de Syrie. On se rappelle Five Easy Pieces, où Milo Rau faisait rejouer à des enfants l’affaire Dutroux, ou encore Les Procès de Moscou où il reconstituait celui des Pussy Riots. Lam Gods est un « reenactment », un « nouveau classique » aussi ambitieux et risqué que les autres. À travers lui, Milo Rau affirme sa fidélité à sa démarche. Son désir de mettre l’institution à son service, et non l’inverse. Avec deux comédiens de l’ensemble du NTGent – Frank Focketyn, dans le rôle d’un Dieu chef d’orchestre, et Chris Thys – , une vingtaine de non-professionnels adultes et enfants sont les nouveaux visages et les nouvelles voix de L’Agneau mystique, peint d’après des modèles anonymes, marqués par le travail et la pauvreté.
Bouleversée et bouleversante Marie, Fatima Ezzarhouni dit sa douleur de mère d’un garçon décédé en Syrie, où il avait rejoint l’État Islamique (Fatima Ezzarhouni s’est retirée du projet après la première, confrontée à trop de pressions émanant de son entourage mais aussi d’inconnus). La danseuse et performeuse Fanny Vandesande et le photographe Storm Calle sont des Adam et Eve épanouis dans leur couple sur scène comme dans la vie. Superbe, leur scène d’accouplement apporte une touche de douceur au portrait-reconstitution imaginé par Milo Rau au contact de Gand, et plus largement de la Belgique dans laquelle il voit un précipité de « toutes les contradictions de l’Europe ». « Créée comme un état-tampon entre France et Allemagne, jadis jouet des superpuissances européennes, la Belgique est restée jusqu’à aujourd’hui un pays qui n’a pas vraiment réussi à affirmer son identité nationale. Elle est restée divisée entre Wallons et Flamands, à quoi se sont ajoutées de nombreuses minorités d’Afrique du Nord et d’Afrique centrale, de Syrie et de Turquie du fait de son passé colonial et de l’immigration », analyse l’artiste dans son livre doré.
En livrant quelques bribes de leur histoire, le Syrien Bilal Anouri, étudiant à l’Académie des Arts de Gand, la femme de ménage du NTGent Güllüzar Calli ou encore les artistes Chokri et Zouzou Ben Chikha, en résidence au théâtre, disent cette diversité. Sans chercher à émouvoir, ils disent dans leur langue l’exil ou seulement un détail de leur quotidien. Un petit rien qui, toujours, fait sens. La vingtaine d’interprètes donnent à voir, selon les mots de Milo Rau, « la mondialisation en la regardant au fond des yeux ».
Le naturel de tous témoigne du long et délicat travail réalisé en amont par le metteur en scène. De sa capacité à articuler ensemble des morceaux de récits construits séparément, et de créer à partir de ce matériau hétérogène une situation qu’il qualifie d’« incontrôlable ». Telle la tonsure d’un mouton réalisée sur scène par le berger Koen Everaert, qui symbolise avec force le sacrifice de l’animal. Car pour Milo Rau, « le réalisme ne veut pas dire que l’on représente quelque chose de réel, mais que la représentation elle-même est réelle ; que se produit une situation qui porte en elle toutes les conséquences du réel pour les participants, qui est moralement, politiquement et existentiellement ouverte ». Avec Lam Gods, l’importante leçon de théâtre de Milo Rau se poursuit.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Lam Gods
Conception, direction et texte : Milo Rau
Avec : Rames Abdullah, Storm Calle, Güllüzar Calli, Andie Dushime, Koen Everaert, Fatima Ezzarhouni, Frank Focketyn, Nima Jebelli, Chris Thys, Fanny Vandesande, Bram Wets
Chorale d’enfants : Kaat & Marie Bombaerts, Merel Boone, Mien Cottenier, Luz De Maesschalck, Kaat De Waegemaeker, Leonore & Elodie Dobbelaere, Dita & Nico Dufoor, Hanne Maes, Luce & Juliette Marichal, Flo Meskens, Stella Minner-Goossens, Elena Van Vooren, No & Til Verhasselt, Ben VuylstekeSur la vidéo : Aghyad Abido, Ayham Abido, Said Ahmadi, Abbas Akbari, Amina Alhaj, Anas Almasri, Bilal Alnouri, Rasha Alobeid, Abdalhameed Alobid, Leen Baccaert, Chokri Ben Chikha, Zouzou Ben Chikha, Nele Buyst, Yaël Bobo, Wim Claeys, Dirk Crommelinck, Marc Croux, Eman Dawoud Radwan, Tom De Clercq, Benny D’Haeseleer, Wim Distelmans, Pablo Fernandez Alonso, Abdel Majid Gandouzi, Barbara Gessler, Ahmad Hamod, Annabel Heyse, Carmen Hornbostel, Besmillah Hussaini, Yaseen Ali Ibrahim, Mohammed Juma Rahimi, Emad Khazal, Denise Kimbo, Katelijne Laevens, Mohammed Loay, Lotte Loncin, Nelly Massa, Aline Platteau, Filip Taveirne, Hiranya terryn, Marijse Tratsaert, Steven Vander Tichelen, Leen Van Welden, Jan Vereeck, Marijn Vlaeminck, Mieke Vercruysse, Alys Ward, Arvo Wets, Etab Yaghi
Dramaturgie : Stefan Bläske
Création costumes : Anton Lukas
Direction du casting et de la production : Annabel Heyse
Assistante à la direction : Katelijne Laevens
Assistant costumes : Miguel Peñaranda
Création lumières : Dennis Diels
Régisseur : Marijn Vlaeminck
À la caméra pour les documentaires vidéo : Pascal Poissonnier
Direction : Bram Van Paesschen
À la caméra pour les images de la reconstitution du retable : Steven Maenhout
Direction : Milo Rau
Lumières : Dennis Diels
Édition des vidéos : Steven Maenhout, Joris Vertenten
Technicien lumière : Dennis Diels
Technicien du son : Bart Meeusen
Techniciens de plateau : Marijn Vlaeminck, Gunther De Braekelee
Habillement : Micheline D’hertoge
Workshops : Thierry Dhondt, Pierre Keulemans, Joris Soenen, Sam Declercq, Luc Goedertier, Flup Beys, An De Mol, Mieke Vandercruyssen
Dramaturgie : Eline Banken, Bo Alfaro Decreton
Surtitre : Eline Banken
Traduction des surtitres : Eline Banken, Bo Alfaro Decreton
Musique : Samuel Barber: Adagio for Strings en Agnus Dei, Leonard Cohen: Dance Me to the End of Love, Walter De Buck : ‘K zou zo gere willen leven, Karel Waeri: D’Eerste Vrouwe
En coproduction avec : Internationaal Theater Amsterdam & Schauspiel Stuttgart
Dans le cadre de l’Année Européenne de l’Héritage Culturel, avec le soutien du Belgian tax shelter
Remerciements à : Bilal Abbas, Action Zoo Humain, Anissa Akhandaf, Koen Aurousseau, Bar D’Oh, Eva-Maria Bertschy, Veronique Biunkens, Geovannia Carazo Ruiz, Ludo Collin, Pascal Debruyne, Sofie D’Hulster, La Fille d’O, Gevangenis Oudenaarde, Evelyn Goeman, Anne Gruwez, Luc Haenen, Carmen hornbostel, Lukasweb, Maximiliaan Martens, Kris Martin, Nils Mouton, Anneleen Ophoff, Marijke Pinoy, Redeemed Christian Church of God – Jesus House Gent, Refuinterim, Sint-Baafskathedraal, Lieven Sioen, Slachterij Ruben Vande Walle, S.M.A.K., Jessika Soors, Team de-radicalisering Stad Gent en vzw Humain, Valtonyc , Annemie Van Camp, Dian Vandecruys, Kleo van Ostade, Voka, Rudi Vranckx, Lou Wijnhoven, Lien Wildemeersch, Dominique Willaert en Victoria Deluxe. All parents of the children’s choir De Stemband, everyone who joined the castings and gave us input, all collaborators of NTGent!
Durée: 1h30NTGent Schouwburg
Les 29 et 30 septembre, les 4,5,6,10, 12, 13, 17, 18 et 20 octobre 2018Stadsschouwburg, Amsterdam
Du 24 au 26 janvier 2019Schauspiel Stuttgart (Allemagne)
Du 2 au 5 mai 2019
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !