Au Théâtre du Rond-Point, Damiaan De Schrijver et Bert Haelvoet s’emparent du Cinéma selon Alfred Hitchcock de François Truffaut et, malgré une mise en scène un peu sage, mettent en lumière tout le génie artistique du réalisateur britannique.
Installé au-dessus d’une malle digne d’un plateau de tournage, Damiaan De Schrijver tient entre ses mains ce que nombre de cinéphiles considèrent comme une bible, voire comme le meilleur livre jamais écrit sur le septième art : Le Cinéma selon Alfred Hitchcock de François Truffaut. Publié une première fois en 1966, puis complété au début des années 1980 après la mort du réalisateur britannique pour aboutir à sa version définitive, le « Hitchbook », tel qu’il est parfois surnommé, est le fruit d’un entretien-fleuve accordé pendant une semaine par le maître du suspense à son homologue français en août 1962. Fixé par l’ancien critique aux Cahiers du cinéma qui, à cette date, a déjà pris place derrière la caméra, l’objectif de ce projet est clair : réhabiliter le geste artistique d’Alfred Hitchcock, dont François Truffaut est un admirateur, et dépasser l’« idée un peu superficielle de [son] travail » véhiculée par certains critiques américains qui ne se gênent pas, à l’époque, pour le regarder avec un dédain certain. Le père des Oiseaux se soumet alors à un feu roulant de 500 questions qui embrassent l’ensemble de sa carrière et décortiquent, film après film, la totalité de ses oeuvres pour lever le voile sur les coulisses de leur fabrication. Résultat, de l’enfance à la période américaine, en passant par le cinéma muet et la période anglaise, Le Cinéma selon Alfred Hitchcock compte seize chapitres, dont quinze sous la forme d’un dialogue, et offre une passionnante plongée dans la tête du cinéaste, dont l’image ne tarde pas à être redorée grâce à cette entreprise d’exposition de son malicieux génie.
Mis sur la piste de cet ouvrage de référence par son ami réalisateur Guido Henderickx, Damiaan De Schrijver décide de s’en saisir pour le transformer en spectacle. Avec la complicité de Bert Haelvoet, présent au plateau, et de Matthias de Koning, l’homme fort des tg STAN orchestre un pas de deux, à mi-chemin entre le talk-show à l’américaine, avec son petit salon de fortune installé à cour et ses ruptures de signal, et le quizz cinématographique, qui permet à certaines spectatrices et certains spectateurs d’obtenir, en cas de bonnes réponses, des friandises jetées à la volée – et souvent de façon hasardeuse – dans le public. Après avoir brisé le quatrième mur, comme le collectif flamand en a la coutume, en expliquant la répartition des rôles et des accessoires – à Hitchcock le barreau de chaise, à Godard les lunettes aviateur fumées –, et reconstitué, avec juste ce qu’il faut de bricolage, la scène d’ouverture de La Corde – où Brandon et Philip étranglent leur camarade David dans un appartement new-yorkais –, Damiaan De Schrijver et Bert Haelvoet se mettent à picorer dans les questions de Truffaut et, surtout, dans les réponses d’Hitchcock, tout en intercalant des moments d’échange avec Jean-Luc Godard, nécessairement malaimable et vaniteux, en guise de contrepoints intellectuels, artistiques et cinématographiques. De Psychose et sa fameuse scène de la douche rentrée dans l’histoire du septième art à Fenêtre sur cour, de Soupçons à La Main au collet, en passant par Les Oiseaux, nombre de chefs-d’oeuvre du réalisateur britannique se rappellent alors à notre bon souvenir et s’en trouvent réactivés, dans un mélange d’humour et de sérieux qui reflète la teneur du cinéma hitchcockien.
Surtout, et c’est l’un des points les plus captivants de ce Que sera sera – du nom de la fameuse chanson que Doris Day avait expressément composée pour L’Homme qui en savait trop –, cette conversation entre spécialistes permet d’accéder aux rouages de la mécanique cinématographique d’Alfred Hitchcock, aux coulisses de sa fabrique artistique, à la grammaire du « langage d’émotions » qu’il portait en étendard, et montre l’étendue de son audace, de son génie et de sa malice. Du rapport à la critique à la vision du spectateur, des facétieux caméos hitchcockiens à la génération du suspense, de la toute-puissance du réalisateur à la malléabilité des actrices et des acteurs – quand bien même ont-ils pour nom James Stewart, Cary Grant ou Grace Kelly –, de l’intensité comme priorité numéro un au mépris du cinéma purement réaliste, c’est alors toute une vision d’un art qui se fait jour et qui, loin de satisfaire les seuls cinéphiles, peut aussi embarquer les néophytes. D’autant que, si elle mériterait peut-être, parfois, de s’appesantir sur certains points pour davantage les creuser et éviter un effet saupoudrage, la discussion entre Damiaan De Schrijver et Bert Haelvoet révèle aussi les secrets de la génération d’une ambiance – comme celle de cette scène hypnotique de Soupçons où le personnage incarné par Cary Grant gravit un escalier en colimaçon avec, sur son plateau, un verre de lait luminescent – et les multiples trucs et astuces imaginés par Alfred Hitchcock pour arriver à ses fins. Et l’on découvre alors, pêle-mêle, que la séquence de la barque des Oiseaux est le résultat d’une sur-impression d’images, que le meurtre dans l’escalier de Psychose n’est qu’un effet de montage et que, pour matérialiser un commissariat, le réalisateur britannique n’a besoin que de deux galons sur une épaule. Loin de briser la magie du maître du suspense, cette plongée donne au contraire l’occasion de toucher du doigt l’ampleur de ses innovations, tout en ne manquant pas de pointer, par la bande, ses propos problématiques sur les femmes, qu’il n’hésite pas à hyper-sexualiser et à catégoriser en fonction de leur région d’origine – avec une fascination excessive, et gênante, pour celles venues d’Europe du Nord, et notamment de Scandinavie.
Pour faire vivre ce dialogue, et renforcer sa théâtralité, Damiaan De Schrijver et Bert Haelvoet, épaulés par Tim Wouters à la technique, y insèrent également plusieurs expérimentations, où ils tentent de reproduire, souvent avec une bonne dose d’ironie, les effets de manche du cinéaste, jusqu’à transformer le plateau en laboratoire autant qu’en terrain de jeu. Las, malgré l’aisance des deux comédiens, et notamment l’espièglerie naturelle de Damiaan De Schrijver, ces séquences tombent régulièrement un peu à plat et ne permettent pas de faire naître le plein délire vers lequel ce Que sera sera aurait pu dériver. Sage, trop sans doute, la composition, heureusement sous-tendue par un propos suffisamment fort pour soutenir l’édifice, manque d’un tigre dans le moteur, d’un vrai grain de folie que les quelques improvisations, souvent en manque d’inspiration, du tandem peinent à faire advenir. Tout se passe comme si, au soir de la première au Théâtre du Rond-Point, ce spectacle, créé en 2019, et seulement joué cinq fois au cours des deux dernières années, pâtissait d’un effet reprise, comme s’il s’était un tantinet figé et peinait à tourner immédiatement à plein régime. Gageons qu’avec du temps, et au vu du talent de ses concepteurs, il pourra regagner en puissance, comparable à celle du cinéma qu’il décrit.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Que sera sera
de Bert Haelvoet, Damiaan De Schrijver, Matthias de Koning
Texte d’après Le Cinéma selon Alfred Hitchcock de François Truffaut (Éditions Gallimard)
Avec Bert Haelvoet, Damiaan De Schrijver
Vidéo Emma Hampsten
Costumes Elisabeth Michiels
Technique Tim WoutersProduction tg STAN
Coproduction de la version française Théâtre GaronneDurée : 1h50
Théâtre du Rond-Point, Paris
du 10 au 21 septembre 2025Théâtre-Sénart, Lieusaint
du 1er au 3 octobreLa Comédie de Clermont-Ferrand
les 9 et 10 octobre
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