Carnets de création (28/28). Musicien passé du rock à l’électro, « metteur en sons », collaborateur de Pierre Rigal et co-fondateur du collectif MXM avec Cyril Teste avec lequel il travaille depuis plus de 20 ans, Nihil Bordures aime instiller sa musique sans se faire remarquer.
Il ne voulait pas «d’ un portrait de plus » dans la galerie de ceux publiés pour ces carnets de création d’un mois de février hors-normes. Il a donc proposé pour accompagner le sien une photo de la campagne du Lot, de cette campagne où il est parti habiter à l’issue du premier confinement. Dans sa région natale, où il a grandi, et loue maintenant le gîte d’un copain agriculteur qu’il a connu au collège, en 5ème. Nihil Bordures ne s’érige pas en exemple, pas plus qu’il ne se dit particulièrement angoissé par la tournure que prend notre monde. « J’essaye de ne pas trop me laisser polluer par les événements ». Mais il a estimé que dans ces conditions, c’était le moment de s’en aller. Non sans difficulté parce que Paris reste, pour le théâtre, « le centre de tout ». Il le sait mieux que personne lui qui a grandi artistiquement avec des régionaux. Le toulousain Pierre Rigal avec qui il a tourné Press à travers le monde entier. Et du Sud-Ouest aussi, Cyril Teste, figure de proue du collectif MXM, avec lequel il collabore depuis plus de 20 ans. Ce dernier, il l’a connu par une autre amie de jeunesse, Alexandra Castellon. « Ça a été un coup de foudre artistique » Et depuis, il ne cesse de collaborer à ses créations, de l’Alice underground des tout débuts, en 2000, au paquebot de La Mouette dont la création publique est restée à quai en novembre dernier, immobilisée par le second confinement.
« Metteur en sons », c’est ainsi que s’est « autoproclamé » Nihil Bordures, pour nommer ce travail original qu’il mène au croisement de la musique et du spectacle vivant. Un seul chiffre pourrait résumer son œuvre: « 15 secondes de silence au maximum », à travers tous les spectacles menés avec MXM depuis les débuts. Et un concept – « la scénographie sonore » – qu’il a développé pour nommer cet habillage sonore de chaque instant, de chaque spectacle, via une partition omniprésente, jouée en live – « Festen, c’était un top toutes les 4 secondes » – dont l’objectif paradoxal reste de ne pas se faire remarquer par le spectateur. « Je suis chiant avec les belles musiques. Mozart, La Callas, c’est une manière de séduire que je trouve un peu facile. Tout comme de travailler un climax avec un morceau émouvant ». Aux ambiances qu’on façonne à coups de CD, Nihil Bordures préfère donc « les musiques sombres qui donnent un univers cohérent. On pose au tout début des codes qui installent la fiction, et après, on ne peut plus les enlever. Le but de cette scénographie sonore, c’est d’annihiler le plateau, le réel. Et si le public ne sent pas la musique, c’est gagné ».
Comme Nihil Bordures n’apparaît pas directement sur la photo qui lui sert de portrait, sa musique habite donc de manière diffuse l’espace qu’elle contribue à créer. Même s’il ne veut pas trop en faire autour de ce pseudo qu’il a choisi « pour tourner une page » sur une période délicate de son parcours, la tentation de l’effacement, du néant qu’on pourrait y lire – Nihil – cohabite chez lui avec celle de la vie. S’il cite Cioran comme une référence, c’est pour en souligner la force vitale. « On ne peut être normal et vivant à la fois » en est une de ses phrases préférées. Son goût des chemins de traverse, des « bordures où on est moins identifié mais où on vit », rejoint cette volonté qu’exprime l’aphorisme du philosophe roumain de faire le choses autrement, « que ce soit en couple, ou dans son métier, si on veut faire vibrer l’être ». Ne pas se laisser enfermer, « échapper aux préceptes des machines », c’est aussi pour ses musiques la vigilance face à des moyens techniques « qui permettent aujourd’hui à tout le monde de faire une musique esthétiquement irréprochable ». Pour lui, qui vient du rock, qui évoque avec une reconnaissance hors pair le rôle que les Thugs, groupe de rock angevin, ont joué dans sa vie, « qui brasse large, de Philip Glass à Ministry », il y a clairement eu un avant et un après le numérique. « Je me souviens du temps où un sampler coûtait 20000 francs ». Alors que « les machines incroyables, surpuissantes » proposent aujourd’hui, gratuitement, des quantités considérables de « sons compacts, déjà faits ». Dans ces conditions, il est nécessaire de faire des aller-retours, estime-t-il, « entre les sons et le sujet ». Que l’univers sonore soit toujours en prise avec le vivant. Que ce soit en live de guitare, ou à travers des séquences préenregistrées traitées et envoyées en direct, il faut toujours composer avec ce qui se passe au plateau « Je crée des musiques incomplètes Imagine un groupe de rock où il faut rajouter le chanteur. C’est là que le théâtre prend place ».
« Je sais que je ne suis pas facile dans le travail, parce que je tiens à mes idées, mais en fin de compte, les meilleures que j’ai eues sont celles qu’on m’a soufflées ». Nihil Bordures trace ainsi son drôle de chemin entre attachement à ses préceptes et grande humilité. « Tout ce qu’on a à faire, c’est de créer un peu de beauté à partager » explique celui qui a toujours vécu avec de la musique et se lève aujourd’hui à 5h du matin pour composer. En vue, avant l’envol espéré la saison prochaine de La Mouette, une performance live – Ciel de traîne – qui doit se tenir les 2 et 3 avril à la Scène Nationale de Chalon, où il est artiste associé, où sa musique électro croisera le travail vidéo 3D de Hugo Arcier, vidéaste associé au collectif MXM, et des textes hétéroclites autour de l’effondrement. Et 32h de sons destinés à être diffusés dans les locaux de la Scène Nationale, accueillant des échantillons liés aux événements programmés dans le lieu, comme une musique d’ambiance, mais d’un tout autre calibre que ce que le terme désigne habituellement. Une manière pour lui, encore une fois, d’être là sans y être, d’habiter l’atmosphère sans se montrer, « insidieusement » dit-il, l’air de rien.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
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