Carnets de création (5/28). Si le théâtre de demain ressemble à celui de Marion Siéfert, on a hâte que vienne le monde d’après. Portrait d’une autrice, performeuse et metteuse en scène ô combien talentueuse qui réinvente le concept du populaire. _jeanne_ dark_ avec Helena de Laurens a été l’un des spectacles le plus remarqué de cette trop courte saison.
Au départ, le théâtre ne voulait pas d’elle. Recalée à l’entrée du conservatoire municipal d’Orléans. Déjà trop vieille à 20 ans pour candidater à celui de Lyon, ville où elle était partie faire ses études. Marion Siéfert a « alors mis le théâtre de côté ». Se consacrant à la littérature allemande, elle part à Berlin où elle découvre que le théâtre peut se faire autrement. Peut être « plus performatif, plus lié à la danse ». Prendre des formes collectives et produire des spectacles où ce qui prime est « le rapport à la situation et aux spectateurs ».
De retour en France, elle se lance donc. Une première performance de 4 minutes. « Il y a eu du répondant côté public ». Et rien d’autre n’intéresse Marion Siéfert quand elle crée. « Pas le théâtre où je voudrais jouer, ni les programmateurs », mais ce public dont elle fait elle-même le portrait dans 2 ou 3 choses que je sais de vous. Elle y traque des infos sur les spectateurs via les réseaux sociaux et performe au plus près des gens, dans les gradins, en tenue de cosmonaute. Puis très vite derrière, en 2018, c’est Le Grand sommeil. Elle écrit cette fois pour une autre, Helena de Laurens, et sa propre cousine Jeanne, l’enfant à l’origine du spectacle qui quitte l’aventure en cours de route à l’initiative de ses parents. Le duo se transforme en solo et le milieu qui l’avait rejeté lui ouvre grand les bras. Révélations critique et professionnelle, le spectacle de Marion Siéfert a en effet quelque chose que les autres n’ont pas. Une folie, une liberté peut-être d’une jeune femme qui ne veut pas « se tenir dans un rapport d’école » à son art. La colère qui sourd contre ce qui nous domestique et l’a trop longtemps entravée.
Le théâtre du réel
Marie-José Malis invite donc Marion Siéfert à la Commune comme artiste associée. « Ici, c’est une institution qui interroge l’institution. Je m’y sens heureuse pour ça ». Car Marion Siéfert n’en a pas fini de tout chambouler. « Ce qui me manque au théâtre c’est que des pans entiers de la réalité n’y sont jamais représentés ». Avec Laetitia Kerfa et Janice Bieleu, elle crée donc Du Sale, dans le dispositif des » pièces d’actualité » de la Commune. La première est rappeuse, la seconde danse le hip hop. Il ne s’agit pas tant de faire leur portrait que de créer à partir de leur intimité, de leur personnalité. Le spectacle ne tient donc pas du docu, mais plus de la battle. « Le théâtre, c’est un moyen d’affrontement. C’est un endroit où on peut dire des choses qu’on ne peut pas dire ailleurs ».
Ce n’est pas elle toutefois qui aura l’idée. Mais son collaborateur artistique de longue date, si l’on peut dire cela pour de jeunes trentenaires, Mathieu Bareyre. L’idée, c’est de diffuser Jeanne Dark sur Instagram, en même temps qu’il se joue sur scène. Dispositif à base de selfie, aux résonances infinies, qui cet automne a confirmé que Marion Siéfert ouvre au théâtre les perspectives d’un monde d’après. Les perspectives d’un théâtre réconcilié avec sa jeunesse et ses classes populaires. D’un théâtre qui trouverait enfin les moyens de se libérer de son entre soi.
Ce n’est pas un gadget, Instagram, dans cette pièce, ni un attrape-mouches. Loin de là. Il s’agit encore une fois pour Marion de créer cette fameuse tension avec le public. « Les commentaires en direct, c’est quand même quelque chose d’assez sauvage. Le performer qui rentre sur scène doit dompter le temps et les personnes qui le regardent ». A dessein, le sujet est aussi personnel qu’universel. Une adolescente d’un milieu catho bourgeois orléanais, et ses problèmes d’acceptation de soi. Un alter ego de Marion Siéfert, dit-elle elle-même. Mais aussi la volonté que ça parle à tout le monde, de créer « des formes où chacun puisse se dire : ça s’adresse à moi, ça me touche, c’est des questions que j’ai en moi ».
Car faire un théâtre populaire, ce n’est pas un théâtre « pas intelligent », ou « pas intello » insiste celle qui aime les rappeurs Nekfeu et Booba pour leur « rapport au texte très profond, très raffiné et surtout très ancré dans la réalité ». C’est donc aussi inscrire son temps dans le théâtre. Avant de chercher la gloire du vice-versa. Car au théâtre, pour Marion Siéfert c’est bien le réel qui prime.
Un réel aujourd’hui dominé par le coronavirus que Marion Siéfert décrypte avec inquiétude. « Je suis allée à des représentations où il n’y a que des pros. C’était terrible. Cet entre soi et l’impression que le théâtre se déconnecte. Aujourd’hui, être rassemblé en communauté, ça ne correspond plus à la réalité qu’on vit. J’ai l’impression que le théâtre devient anachronique. Un an, ça modifie nos perceptions. J’ai l’impression que cet art ne fait plus écho à une expérience du quotidien ».
Pour autant, il ne s’agit pas de renoncer. Celle qui est venue au théâtre par la fenêtre participe au collectif « On ouvre ». Insoumission encouragée par « une certaine passivité du milieu », En vue également, un live de Du sale, filmé en direct par un chef op seul face aux deux actrices. Et Güven, seul en scène à nouveau, qu’elle prépare avec Marie-José Malis et Maxime Kurvers autour d’un acteur d’Aubervilliers.
Il y aura donc encore l’occasion, on n’en a jamais douté, de découvrir le travail de Marion Siéfert. Et les merveilleuses mises en œuvre de ses principes, si simples et si fertiles, à base d’expérimentations, d’audace et de liberté : « dans un spectacle, il y a beaucoup plus de chances qu’il ne se passe rien que quelque chose. Alors, je cherche à provoquer 1000 réactions. Pas les mêmes pour tous. Je ne veux pas faire rire toute la salle. J’essaye de feuilleter, de changer. Le malaise, la gêne, la honte, je travaille avec. J’aime quand il y a des cris, du dégoût, des rires, du silence. Et le grand plaisir, c’est de sentir la personne sur scène qui prend son pied ».
Eric Demey – www.sceneweb.fr
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