Autrice trans non-binaire, Laurène Marx déploie dans une langue à la vitalité foudroyante des parcours de vie saisissants par leur concrétude et leur brutalité. Ces récits où l’intime se tresse étroitement au politique, la dramaturge les porte au plateau avec la metteuse en scène Fanny Sintès au sein de leur compagnie « Je t’accapare ». Pour un temps sois peu est de retour pour quelques dates au Théâtre de Belleville.
Si consacrer un portrait à Laurène Marx ne peut faire l’économie de l’évocation de la polémique surgie début décembre à l’annonce de la déprogrammation par le Théâtre 13 de Pour un temps sois peu dans la version de Lena Paugam, ce ne fut que peu l’objet des échanges avec l’autrice lors de notre entretien. D’abord, parce que l’enflammement d’une partie de la presse et des réseaux sociaux sur les questions de censure et de « qui peut jouer qui au théâtre ? » semble avoir manqué les véritables enjeux de cette affaire. Ceux de la visibilité d’un corps trans et de la fétichisation dont ces derniers sont l’objet – fétichisation valant autant comme objet de fantasmes que, donc, comme mise à l’écart de questions les concernant ainsi que ce fut le cas pour cette annulation. Et puis parce que prolonger cette polémique serait autant faire écran au travail d’une autrice qu’encourager l’existence d’un mirage : celui de l’absence de rapports de classe, de genre et de pouvoir au sein d’une société dans laquelle la transphobie exclut et tue.
Mais reprenons. Lors de l’entretien qui s’est tenu mi-décembre, il fut surtout question d’écriture. Après avoir joué en novembre au Théâtre de Belleville sa version mise en scène par Fanny Sintès de Pour un temps sois peu ; à quelques jours de publier sa réponse à l’affaire du Théâtre 13 ; l’autrice vient de mener un atelier d’écriture à Bruxelles où elle vit. L’écriture, c’est ce qui la tient debout depuis son plus jeune âge. « J’ai arrêté l’école à seize ans à cause de ma santé mentale, mais et peut-être aussi à cause de ma santé mentale, je voulais devenir une grande écrivaine pour ne me consacrer qu’à ça. » Arrivant à vingt et un ans à Paris, elle commence à réaliser ses films et à monter ses pièces en enchaînant les petits boulots. Ce parcours d’écriture de déjà vingt années (elle a aujourd’hui trente-cinq ans) lui a permis de trouver un style, comme de saisir que sa place était plus du côté du théâtre que du roman. C’est en 2017, après avoir assisté à une performance d’Alok Vaid-Menon (artiste américaine trans non-binaire dont le travail s’articule autour de la déconstruction des stéréotypes de genre et de la visibilité des personnes trans), que sa conscience de la nécessaire articulation intime de l’écriture et de la politique s’affermit.
Oralité et marges
Alors, comment définir l’écriture de Laurène Marx ? Ce serait une langue brillamment percussive, traversée de punchlines retentissantes, d’images fulgurantes, cousinant avec le stand-up dans son adresse très directe. Une langue brute, concrète et éminemment vivante, dépliant des vies à la marge (récit de ce que « fait » intimement, socialement et politiquement une transition dans Pour un temps sois peu ; parcours de vie border d’une jeune femme dans Borderline Love) et semblant « parlée ». Comme elle-même le précise, « Pour moi il n’y a que l’oralité. Le génie c’est d’arriver à inviter l’autre dans ton crâne. C’est comme une discussion. Après, j’essaie de trouver de la sincérité dans mon oralité. Je suis une pauvre, mais pas une noire. Je suis une junkie et une pute, mais pas une pute du Bois de Boulogne. Il y a des « bails » entre ces positions et c’est très important toutes ces nuances. Il faut connaître sa place, savoir d’où tu viens et où tu es quand tu écris. » Le résultat ce sont des œuvres convoquant le public, l’enjoignant à se laisser bouleverser par des vies loin des normes.
La puissance de feu du style et du propos de Laurène Marx ne sont pas pour rien dans la belle trajectoire de ses textes : tandis qu’en 2018 Transe est lauréat de l’Aide nationale à la création de textes dramatiques – Artcena (catégorie dramaturgies plurielles) ; Pour un temps sois peu (écrit en 2019 dans le cadre d’une commande du Collectif Lyncéus) reçoit l’Aide à la création Artcena en 2020, est sélectionné aux rencontres théâtrales de La Mousson d’été 2021, et est couronné du Prix de la Librairie Théâtrale 2022. Ce printemps, elle signe Borderline Love, que Fanny Sintès met en espace à Théâtre Ouvert. Ces trois pièces éditées aux éditions Théâtrales ne sont que la partie émergée de l’iceberg et d’un rapport à l’écriture aussi obsessionnel que douloureux. « Quand j’arrive à la fin d’un texte j’arrive à la fin de moi. J’ai énormément travaillé. J’ai des éclairs, des phrases miraculeuses, mais y’a des moments où je n’en peux plus. »
L’écriture comme absolu
Des états limites qui expliquent son choix de ne pas se relire. « J’essaie de créer un élan permanent, et pour ça il faut que j’accepte aussi les mauvaises pages. Le talent, c’est pas d’être parfait, c’est d’être accessible et de temps en temps, par des fulgurances, être un tout petit peu au-dessus de la mêlée. Et puis, quand j’écris je te donne un état d’un moment, relire c’en est un autre. Dans la façon dont c’est écrit il y a des émotions qui donnent une texture. Avec moi tu sais quand tu me lis si j’ai faim, si je suis épuisée ou si j’ai jeté une assiette à travers la pièce. Ce ne sont pas que des phrases. L’écriture doit avoir son existence propre. »
Cet absolu de l’écriture, Laurène Marx le résume autrement en citant le philosophe Gilles Deleuze, pour qui la littérature consiste à repousser les limites du langage. « Je pense que c’est ça. Et peut-être qu’un jour je les aurais toutes repoussées. À chaque pièce, je cherche un truc, une voix. Ma chance est qu’étant psychotique, bipolaire borderline, je suis très changeante. Même ma vision de la littérature continue de changer et c’est pour ça que la littérature me passionne encore. » À écouter l’autrice se qualifier au fil de l’interview, évoquer sa bipolarité, son rapport aux addictions, son expérience de travailleuse du sexe ou sa relation tumultueuse à l’écriture, d’aucuns pourraient en tirer une vision romantique, celle d’une artiste torturée et solitaire en proie à ses « obsessions » et autres « démons ». Ce serait oblitérer le caractère politique de son travail comme de sa vie, oublier à quel point la précarité n’a rien de romantique en ce qu’elle bâillonne des existences, ce serait manquer, aussi, l’un des traits de caractère de Laurène Marx : soit cette façon de conjuguer les paradoxes, de mêler fragilité et assurance, ambition et explosion des conventions.
Un parcours en compagnie
Ce serait, enfin, évacuer les amitiés nouées ces dernières années. Car de Pierre Banos directeur des éditions théâtrales à la directrice de Théâtre ouvert Caroline Marcilhac, de la dramaturge du Théâtre national Wallonie-Bruxelles Sylvia Botella à la directrice de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon Marianne Clévy, les compagnonnages précieux existent, l’autrice revenant à plusieurs reprises sur leur importance. Mais « la » relation essentielle est celle avec l’artiste Fanny Sintès, qui est désormais autant la metteuse en scène de ses pièces que sa compagne. « Je l’ai rencontrée grâce à l’écriture. Elle a changé complètement ma vie et mon écriture. J’ai trouvé une partenaire de jeu, de création et tout ce que je crée je le crée avec elle. Fanny aime le théâtre passionnément et ça fait partie de notre relation. » Avec la compagnie Je t’accapare qu’elles ont créée, le duo prépare pour l’année 2023, en parallèle à la reprise de Pour un temps sois peu (qui sera joué à nouveau en mars 2023 au Théâtre de Belleville, avant d’autres dates ailleurs en France) deux autres projets. Fruits de commandes de Théâtre Ouvert, Rendre à la rue est un projet basé sur une série d’entretiens entre Laurène Marx, accompagné de Jeanne Azar, et des personnes précaires, à la rue, sans papiers ou souffrant de troubles mentaux – bénéficiaires de l’association 3027 portée par Jeanne Azar et Anne Vernet, tandis que la pièce jeune public Je vais vivre dans une maison qui n’existe pas abordera notamment les troubles dissociatifs. Autant de textes pour lesquels l’autrice s’attache à donner à entendre des voix dans toute leur entièreté, leurs paradoxes et leur brutalité, sans fétichiser.
On en revient ici à l’affaire de l’annulation. Interrogée sur celle-ci, Laurène Marx souligne « Je n’ai pas envie d’aller taper sur Lena Paugam. Taper sur des femmes ne m’intéresse pas. Et je le redis : Hélène Rencurel joue magnifiquement bien, la première fois que je l’ai vue j’ai chialé. Pour moi les deux versions pouvaient co-exister. Après, je trouve simplement qu’elle était devenue un produit dérivé du produit de consommation qu’était devenu Pour un temps sois peu. » Autrement plus détaillé dans son communiqué, cette position de Laurène Marx pointe avec justesse la fétichisation de certains corps doublée de leur invisibilisation. Ce contre quoi cette autrice lutte farouchement, qu’elle écrive des pièces ou qu’elle les porte elle-même au plateau.
(L’œuvre dramatique de Laurène Marx est représentée par l’agence Althéa des éditions Théâtrales, éditeur et agent de l’autrice.)
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Le palmarès de Caroline Châtelet
La comédienne révélée et que l’on n’est pas prête d’oublier : Nil Bosca dans Euphrate écrit et mis en scène par elle-même avec la complicité de Stanislas Roquette et Olivier Constant
Le spectacle auquel on prédit un carton : Killjoy Quizz de Luanda Casella et Felix Fasolt
Les 2 binômes d’artistes sacrément stimulants : Laurène Marx et Fanny Sintès pour Pour un temps sois peu et Borderline Love ; Caroline Arrouas et Marie Rémond pour Delphine et Carole
Le spectacle aussi modeste formellement qu’intelligent globalement : Ladilom écrit et mis en scène par Tünde Deak
Le collectif qu’on va continuer de suivre : le collectif Marthe dont le dernier opus Rembobiner conjuguait pertinence ; ingéniosité et humour
Le spectacle dont l’exigence totale laisse rêveuse : Laboratoire poison conçu par Adeline Rosenstein
Les 2 spectacles qui rappellent à quel point les reprises sont précieuses et beaucoup trop rares : SCUM Rodeo d’après Valérie Solanas mis en scène par Mirabelle Rousseau et La Mastication des morts de Patrick Kermann conçu par le Groupe Merci
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