Carnets de création (14/28). Fidèle collaborateur d’Alain Françon, le scénographe a appris, au fil des années, les bénéfices du doute. Amoureux des textes, il l’est aussi de la peinture, qu’il exerce, à l’abri des regards, dans son atelier personnel.
Jacques et Alain, Gabel et Françon. Il est aujourd’hui difficile de séparer leurs noms, tant leurs parcours et leurs arts sont intimement liés. Entre eux, tout a commencé il y a plus de trente ans, dans un café de la place du Châtelet à Paris. Alors directeur du Festival d’Avignon, Alain Crombecque parle au second du premier, qui fait ses armes de scénographe aux côtés de Joël Jouanneau. Contacté par Anne Cotterlaz, la fidèle collaboratrice de Françon, Gabel hésite à se rendre au rendez-vous. « A l’époque, il travaillait avec Yánnis Kókkos et je me demandais bien ce que j’allais lui apporter de plus, se souvient-il. Mais, poussé par ma femme, j’y suis finalement allé. » Depuis, le duo a créé des dizaines de spectacles, en terrain textuel toujours exigeant, de Bond à Handke, de Tchekhov à Beckett, en passant par Botho Strauss, Ibsen et Vinaver. « Malgré des heurts parfois assez forts, notre vieux couple a duré, uni par une grande amitié qui se cultive de plus en plus et devient de plus en plus intime », résume Jacques Gabel.
Il serait pourtant réducteur de cantonner le scénographe à ce long compagnonnage. Ses talents, il les a mis au service de bien d’autres artistes comme Anne Kessler, Yasmina Reza, Frédéric Bélier-Garcia ou encore Jérémie Lippmann. « Je travaille surtout avec des personnes avec qui j’ai l’habitude de travailler, ce qui ne m’empêche pas de donner un coup de main à de jeunes metteurs en scène, précise-t-il. L’important, c’est le désir, qu’un feeling opère, y compris au niveau des textes. Il m’est d’ailleurs arrivé de refuser des projets car je n’aimais pas trop le style littéraire ou ne me sentais pas à la hauteur. Au début de ma carrière, Alain Françon m’avait proposé de travailler, en parallèle, sur Britannicus et sur La Vie parisienne qu’il montait à l’Opéra de Lyon. J’ai pris Racine, mais pas Offenbach. Pour quelqu’un qui n’avait fait jusqu’ici que du contemporain, il était important de se concentrer sur le classique. »
Pointillisme
Et pour cause. Jacques Gabel est de ces artistes qui ne laissent rien, « pas même la plus petite chose », au hasard. Avec l’expérience, le scénographe a appris les bénéfices du doute. « Il faut toujours se méfier de soi-même, d’élans un peu rapides qui, même s’ils paraissent excitants à l’énoncé, ne sont en réalité que l’origine de quelque chose que l’on doit pousser plus loin », prévient-il. Très présent durant toute l’élaboration d’un spectacle, y compris pendant les répétitions, il passe son temps à corriger, à affiner ses idées pour trouver la plus grande justesse par rapport aux désirs du metteur en scène, à l’harmonie d’ensemble, mais aussi par rapport au texte. « Quand je n’ai pas beaucoup de connaissances sur un auteur, j’approfondis mon lien avec lui, souligne-t-il. Lorsque nous avons travaillé sur Toujours la tempête avec Alain Françon, j’ai relu presque tout Peter Handke grâce à un rayonnage de soixante centimètres de long redécouvert dans ma bibliothèque. Le plaisir d’un scénographe n’est pas simplement de dessiner, de faire des maquettes, de couper des cartons. Pour transmettre aux artisans des métiers du spectacle avec qui je travaille, il faut que je sois empli de ce que je propose. Ensemble, on ne parle pas que de vis, mais aussi des liens avec le metteur en scène, l’éclairagiste ou l’écrivain. »
Une pratique minutieuse, pointilliste pourrait-on dire, que Jacques Gabel tient sans doute de son tropisme pour la peinture. A sa sortie des Arts Décoratifs, en scénographie, le jeune homme avait même envisagé de s’y consacrer, avant de renoncer à cause de la solitude de l’atelier et du besoin d’apporter son art jusqu’au public. « Je suis alors passé par plein de métiers, de peintre de décor à assistant, sur des projets portés par Lucio Fanti ou Jean-Paul Chambas, raconte-t-il. Sauf que la peinture a été toujours très présente, y compris dans des spectacles récents comme Le Syndrome de l’oiseau, monté par Sara Giraudeau, où je me suis inspiré de Joseph Beuys. Je suis même sujet au coup de foudre, comme lorsque, en m’intéressant à Tchekhov, j’ai découvert les oeuvres de l’un de ses amis, Isaac Levitan. » D’autant que Jacques Gabel n’a pas tout à fait jeté l’art pictural aux oubliettes. En parallèle de son travail pour la scène, il réalise, dans son atelier de peinture personnel, des séries de portraits, tel ce buste de deux mètres de haut de Serge Merlin composé, à la manière d’un palimpseste qui mêlerait texte et image, des mots du Dépeupleur de Samuel Beckett. « Comme je n’ai jamais tenu à faire d’expositions, je les stocke et ils attendent je ne sais trop quoi, s’amuse-t-il. C’est, en quelque sorte, ma double vie secrète. »
Un monde intérieur, plus intime, qui lui donne la force de surpasser la grande frustration que génère, chez lui, comme chez tant d’autres, la période actuelle. Malgré ses collaborations à venir, sur Coupables de Jérémie Lippmann, La Seconde surprise de l’amour de Marivaux monté par Alain Françon, en septembre prochain, au Théâtre du Nord, et sur des textes d’art brut que le même Françon cultive avec Anouk Grinberg, Jacques Gabel ne décolère pas. « La situation donne la possibilité à ceux qui nous gouvernent d’atteindre discrètement le but qu’ils ont depuis tant d’années : moins investir dans la culture publique. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi, dans le cas contraire, on nous impose une telle censure, alors que nous avons prouvé, lorsque cela était possible, que nous respections les règles sanitaires nécessaires. Tout cela va pousser les artistes à inventer des choses sans subventions, à se forger une autonomie pour continuer. » Et le scénographe de prendre l’exemple de ces citoyens et de ce monde associatif qu’il entend, « presque chaque jour et depuis un très grand nombre d’années », garnir les Carnets de campagne de Philippe Bertrand sur France Inter.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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