Le metteur en scène, dramaturge et directeur de la Comédie de Valence orchestre un rail trip amoureux qui montre, avec finesse, les ravages de la domination patriarcale et sociale d’hier et d’aujourd’hui.
Lui, Paul, est parisien, écrivain et prof de philosophie dans un lycée technologique de Saint-Quentin ; elle, Liliane, saint-quentinoise d’origine, est vendeuse, par défaut, au Bazar de l’Hôtel de Ville depuis qu’elle est arrivée, voilà trois ans, à Paris. En cette année 1969, l’un et l’autre se font face, sans se connaître, dans le compartiment du train qui relie les deux villes, comme on relierait deux mondes. Après un temps d’observation, Paul se lance et engage la conversation avec cette femme qui, avec ses quelques années de moins au compteur, ne le laisse pas tout à fait indifférent. D’abord hermétique, voire revêche, plus préoccupée par les paysages qui défilent derrière la fenêtre que par cet homme qui l’aborde sans ambages, Liliane se laisse peu à peu séduire par le charme et le bagout de cet intellectuel qui ne se lasse pas de s’entendre parler des livres qu’il a aimés, tandis qu’elle y voit un sujet de discussion beaucoup trop intime.
S’engage alors, entre eux, une relation, que Marc Lainé suit, à intervalles réguliers, durant plusieurs années, six pour être précis, comme autant d’étapes d’une portion de vie. Installés, toujours, dans ce même train qui a vu naître leur amour, Liliane et Paul semblent, au long des ans qui s’égrènent, reprendre le fil d’une seule et unique discussion et, en même temps, avec des termes et des positions en constante évolution. C’est que leur petite histoire se voit percuter par la grande qui avance avec la cadence et l’inéluctabilité d’une locomotive sur une voie de chemin de fer. Dans cette période post-soixante-huitarde, Liliane est sensible aux discours féministes qui tentent de rééquilibrer la relation femme-homme, tandis que, à son corps défendant, Paul est, sous ses airs d’intellectuel de gauche, un homme bien de son époque, engoncée dans une domination patriarcale qu’il ne décèle même pas, obnubilée par sa réussite et par l’ascension sociale de celle qu’il aime, quitte, en voulant en faire sa créature, à se transformer en monstre.
Là où la littérature examine souvent, et parfois à gros traits, le début ou la fin d’un amour, il est rare de la voir l’embrasser, comme le fait Marc Lainé, dans sa totalité et dans sa complexité, de chercher ces grains sables, ces petites touches qui, irrémédiablement, le font dévier de sa trajectoire, a priori toute tracée, jusqu’à le faire complètement dérailler. Dans Nos paysages mineurs, le dramaturge et metteur en scène fait montre d’une finesse et d’une délicatesse sans pareilles pour faire émerger, avec doigté, pertinence et sans jamais tomber dans la caricature, les mécanismes de domination patriarcale et sociale qui s’entremêlent et conduisent, rapidement, à une forme de mépris de genre et de classe. Il faut les entendre pour les voir à l’œuvre ces phrases saillantes, lancées telles des piques, qui s’en prennent, quasiment inconsciemment, aux racines de Liliane ou aux points d’appui dont elle pourrait se servir pour s’émanciper, qui, tout à la fois, relèguent ses parents au rang de « formidables pauvres de province » et rejettent d’un revers de main les jeunes gauchistes de l’Université de Vincennes et les féministes du MLF.
Cette violence ordinaire, Marc Lainé la nimbe d’une poétique mélancolique qui fait, depuis plusieurs spectacles, sa marque de fabrique. Pour construire ce « rail trip » – qui peut aussi bien faire écho à son road trip Vanishing Point qu’à son plus récent Nosztalgia Express –, il s’appuie sur un dialogue fructueux entre théâtre, cinéma et musique, interprétée en live par le violoncelliste Vincent Ségal. A l’aide de trois caméras motorisées, il capte l’ensemble des secousses, y compris physiques, du jeu tout en subtilités d’Adeline Guillot et Vladislav Galard, retenus dans le huis-clos du compartiment ferroviaire, pour les passer à la moulinette d’une photographie très travaillée. Associée à ce train électrique, qui tourne, tourne et tourne autour d’un territoire qui, en fonction de l’angle de vue de la caméra, paraît de plus en plus décharné, elle confère à ce spectacle une aura nostalgique, et édifie des mondes intérieurs et des paysages mineurs, qui, sans crier gare, peuvent être la source de bouleversements majeurs.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Nos paysages mineurs (Cycle Liliane et Paul, 1968-1975)
Texte, mise en scène et scénographie Marc Lainé
Avec Vladislav Galard, Adeline Guillot, Vincent Ségal
Musique Vincent Ségal
Lumière Kevin Briard
Son Clément Rousseaux
Vidéo Baptiste Klein
Costumes Dominique Fournier
Collaboration à la scénographie Stephan Zimmerli
Construction décor Act’
Construction de la maquette Simon JacquardProduction La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche
Durée : 1h10
La Comédie de Valence
du 16 au 19 janvier 2024MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
du 24 janvier au 4 févrierMalakoff, Scène nationale
du 7 au 9 févrierLa Filature, Scène nationale de Mulhouse
du 14 au 16 févrierCDN Besançon Franche-Comté
les 15 et 16 mai
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