Dans Neandertal, David Geselson s’inspire librement du roman autobiographique du Prix Nobel de médecine 2022, Svante Pääbo. En entourant cette figure centrale d’autres chercheurs, en mêlant Histoire et intime, réel et fiction, l’auteur et metteur en scène a tendance à diluer son passionnant sujet – les recherches sur l’ADN – au lieu de l’enrichir.
L’Histoire n’attend pas, dans Neandertal de David Geselson, pour faire peser son grand poids sur les petites destinées humaines. Dans le dialogue agité que mènent deux personnes plongées dans une obscurité totale, on comprend que la catastrophe nucléaire de Tchernobyl vient d’avoir lieu. Puis un briquet surgit, et un feu de bois. Sous cette faible lumière, l’homme et la femme se calment et déclinent leur identité : lui est Lüdo (Elios Noël), elle Rosa (Laure Mathis). Tous les deux sont chercheurs. Tous les deux travaillent sur l’ADN. Leur présence dans la même ville, alors que lui vit à Munich et elle avec son compagnon Luca (David Geselson) en Amérique, est due à un colloque où chacun est venu présenter son travail. Dans le noir, dans l’angoisse, les deux scientifiques, réfugiés dans un sous-sol à la suite d’une alerte, s’embrassent. Ils s’unissent alors que l’accident nucléaire coûte la vie à des milliers de personnes et jette des nuages radioactifs à travers le monde.
La scène d’amour inaugurale, qui constitue un trio amoureux – Rosa ne quitte pas Luca après son aventure nucléaire, pas plus qu’elle ne met un terme à sa nouvelle idylle –, laisse place à un tout autre type de dialogue et de jeu. Avec Rosa et Luca, retour en arrière : nous voilà en plein dans le colloque dont on sait qu’il n’ira pas à son terme. Dans une adresse directe, ils expliquent leur travail en comparant l’ADN au public, sans se priver de faire quelques blagues que seules les personnes concernées peuvent bien comprendre. Cette rupture de registre est la première de très nombreuses variations semblables. Très vite, la rencontre sur la génétique et Tchernobyl sont loin. Ils sont pour David Geselson le moteur du mélange entre réel et fiction, entre petite et grande Histoire qu’il pratique depuis sa première pièce, En route Kaddish (2014). Mais ils ne sont pas son sujet. Lequel, à force de multiplication des fils narratifs et des registres, est difficilement identifiable.
Alors que dans son spectacle fondateur cité plus tôt, David Geselson relatait clairement l’enquête, le travail d’archiviste qui lui permettait d’inventer son dialogue avec son grand-père juif parti en Palestine dans les années 1930, il n’expose guère ici les matériaux qui ont servi de base à son complexe Neandertal. Or, sans cette connaissance, le geste de l’auteur et metteur en scène est difficile à cerner clairement. Chaque strate de récit peine à apparaître dans toute la complexité que révèle son entretien publié sur la feuille de salle du Festival d’Avignon. Pour le néophyte en matière de recherche sur l’ADN, cette lecture est en effet nécessaire pour comprendre que Lüdo est un personnage inspiré d’une figure réelle, et surtout de son autobiographie : celle de Svante Pääbo, paléogénéticien auquel a été attribué en 2022 le Prix Nobel de médecine pour son séquençage du génome de Néandertal. On apprend à la lumière de ce même entretien que tous les autres protagonistes sont des variations fictives autour de personnes réelles, elles aussi issues du milieu de la recherche sur l’ADN.
Faute de faire suffisamment entrer en friction les éléments très divers qui composent son spectacle, ils ont tendance à se soumettre à sa couche la plus simple, de loin la moins intéressante : l’histoire entre Lüdo et Rosa. Loin d’avoir la profondeur et la délicatesse de l’amour qu’il mettait en scène dans le magnifique Doreen (2016), adapté de Lettre à D. du philosophe et militant André Gorz, celui qui unit les deux chercheurs fait davantage office de lien entre tous les éléments de la pièce que de sujet à part entière. Elle tend à atténuer la force des ruptures de ton et de sujet en créant entre les fragments une sorte de fil rouge. Cet amour est ainsi au cœur du groupe de recherche créé par Lüdo afin d’établir la relation entre l’ADN de Néandertal et celui de Sapiens. Il prend le dessus sur le parallèle que l’on peut faire entre ce collectif de chercheurs, qui évoque celui qu’a rassemblé autour de lui Svante Pääbo, et le collectif de théâtre qui se rassemble ici. Car pour David Geselson, Neandertal marque les retrouvailles avec deux fidèles complices, Laure Mathis et Elios Noël.
Là encore, le spectacle masque un processus de fabrication qui aurait gagné à être partagé. Sans doute cela aurait-il permis aux comédiens d’entretenir le lien fort qu’ils créaient avec le spectateur dans la scène de colloque. La petite communauté qui s’active au plateau, dans le container transparent qui leur fait office de laboratoire, comme à l’extérieur, où sont posées ici et là quelques roches en carton-pâte, y aurait probablement gagné en vie, en qualité de présent. Là, l’individu prime souvent sur le collectif. La pièce s’attache sur les origines de chaque personnage, dans lesquelles on est amené à voir les raisons d’un engagement total dans la recherche des origines de l’Homme. Comme Svante Pääbo, Lüdo a été abandonné à la naissance par son père, prix Nobel en 1982. Rosa entretient des rapports compliqués avec ses racines israéliennes. L’ombre de la Shoah plane sur elle autant que la colonisation des terres palestiniennes. Adèle (Adeline Guillot) est atteinte d’une maladie dégénérative qui va lui coûter sa mémoire… Tout comme les scènes de laboratoire, où des silhouettes masquées s’affairent derrière une glace, ces informations ont une existence théâtrale trop ténue pour rendre compte de l’ambition de Neandertal : interroger, à travers les recherches sur l’ADN, l’essence de notre espèce et ses possibilités de survie.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Neandertal
Texte et mise en scène David Geselson
Librement inspiré de Néandertal, à la recherche des génomes perdus de Svante Pääbo, Rosalind Franklin, la Dark lady de l’ADN de Brenda Maddox, Des femmes d’Antoinette Fouque et Les fossoyeuses de Taina Tervonen
Avec David Geselson, Adeline Guillot, Marina Keltchewsky, Laure Mathis, Elios Noël, Dirk Roofthooft, Jérémie Arcache (violoncelle), Marine Dillard (dessins)
Scénographie Lisa Navarro
Lumière Jérémie Papin
Vidéo Jérémie Scheidler
Son Loïc Le Roux
Musique Jérémie Arcache
Costumes Benjamin Moreau
Assistanat à la mise en scène Aurélien Hamard- Padis, Jade Maignan
Collaboration à la scénographie Margaux Nessi
Collaboration à la lumière Rosemonde Arrambourg
Intégration et conception de régie Jérémie Gaston-Raoul
Collaboration au son Orane Duclos
Collaboration aux costumes Florence Demingeon
Collaboration dramaturgique Quentin Rioual
Regard extérieur Juliette Navis
Traduction croate Tiana Krivokapić
Conseil scientifique Évelyne Heyer et Sophie Lafosse (éco-anthropologie, musée de l’Homme), Cyrille Le Forestier (archéo-anthropologie, INRAP), Julie Birgel (CAGT)Production Compagnie Lieux-Dits
Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne CDN, Théâtre de Lorient CDN, La Comédie CDN de Reims, Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, Théâtre- Sénart Scène nationale (Lieusaint), ThéâtredelaCité CDN Toulouse Occitanie, Comédie de Genève, MAIF Social Club, Festival d’Avignon, Le Canal Théâtre du pays de Redon Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour le théâtre, Théâtre d’Arles, Malakoff Scène nationale, MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis à Bobigny, Le Gallia Théâtre Scène conventionnée d’intérêt national art et création (Saintes), Théâtre de Choisy-le-Roi Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique
Avec le soutien du ministère de la Culture, Région Île-de-France, Département du Val-de-Marne, l’Institut français du Royaume-Uni / Cross-Channel Theatre pour la traduction en anglais et pour la 77e édition du Festival d’Avignon : Spedidam
Avec l’aide de la vie brève – Théâtre de l’Aquarium (Paris), Centre national des dramaturgies contemporaines Théâtre Ouvert (Paris), MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis pour la construction des décors
La compagnie Lieux-Dits est conventionnée par le ministère de la Culture Drac Île-de-FranceDurée : 2h30
Vu au Festival d’Avignon 2023
12 et 13 décembre 2024
Malakoff Scène Nationaledu 6 au 16 février 2025
Rond-Point, Paris
du mardi au vendredi, 20h30 – samedi, 19h30 – dimanche, 15h
Relâche : lundi 10 février19 — 21 février 2025
Maison de la Culture de Grenoble20 — 26 mars 2025
ThéâtredelaCité – CDN / Toulouse
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