Mis en scène par Aurélia Guillet, Miglen Mirtchev incarne avec une force toute en retenue le narrateur du Train Zéro de l’auteur russe Iouri Bouïda. Une fiction ferroviaire et métaphysique qui trouve toute sa place dans le Terrier du Théâtre Gérard Philippe.
Derrière les colonnes du Terrier, salle souterraine du Théâtre Gérard Philippe, Miglen Mirtchev fixe un écran blanc. En quelques mots, sa voix douce et profonde nous mène loin de Saint-Denis : dans un village minuscule égaré aux confins de la Russie, dont presque tous les habitants se sont échappés. À l’exception d’un homme, un certain Ivan Arbadiev, qui à la faveur d’un printemps, cette « foutue saison où tout remonte à la surface, le bon comme le mauvais », revisite ses souvenirs une dernière fois. Dans sa bouche, la poésie âpre et pourtant pleine de vie, d’espoir, du Train Zéro de Iouri Bouïda prend vite toute son ampleur. Très subtilement mis en scène par Aurélia Guillet, le comédien donne à éprouver tout ce qu’il y a de mystères dans le texte de l’auteur assez peu connu en France, mais considéré en Russie comme une figure majeure de la littérature contemporaine.
Tandis que sur l’écran apparaît une photo ancienne, Miglen Mirtchev raconte l’arrivée du protagoniste central dans la steppe qu’il s’apprête à quitter en même temps que la vie. Il dit comment, avec ceux dont le visage est à présent bien visible au fond du Terrier, il a été affecté à l’entretien d’une toute nouvelle voie ferrée. Celle d’un obscur « Train Zéro » aux « cent wagons aux portes bouclées à mort et plombées, deux locomotives à l’avant, deux à l’arrière – tchouk-tchouk… hou-ou ! ». Aux « cent wagons. Lieu de départ, inconnu. Lieu de destination, secret. On tient sa langue », prononce l’acteur en évoluant dans une pénombre presque complète dont on sent qu’elle ne lui n’est pas seulement familière à son Ivan Arbadiev, mais qu’elle fait partie de lui.
Entre narration et incarnation, accompagné de voix off qui donnent une existence à tous les fantômes qu’il convoque au cours de son monologue, Miglen Mirtchev chemine avec élégance et profondeur dans cette obscurité qu’il excelle à remplir de lueurs. Car malgré la violence, l’absurde que vit au quotidien l’employé imaginé par Iouri Bouïda, celui-ci ne se départit jamais de la foi dans la vie avec laquelle, bien qu’orphelin, il est venu au monde. Tout en remplissant jusqu’au bout, et même au-delà, ses devoirs envers une « Patrie » qui fait de lui le prototype de l’homme nouveau, Ivan est en effet un être en quête ivre de désirs, en quête permanente d’amour. Parce qu’« il faut bien vivre ! », répète-t-il toujours pour justifier sa fidélité aux tâches qui, un jour lointain, lui ont été attribuées.
Comme le roman, ce Train Zéro va bien au-delà du passé stalinien et de la déportation des Juifs dont le poids pèse évidemment sur le héros. Lorsqu’il dit sa fascination pour Fira, l’une de ses compagnes d’infortune, ou lorsqu’il décrit le quotidien de sa station 9, le Ivan concocté par les soins d’Aurélia Guillet et de son comédien échappe à des circonstances historiques qui ne sont d’ailleurs jamais exposées de manière explicite. Avec un minimum de moyens – des lumières changeantes, une table et quelques autres objets qui apparaissent et s’évanouissent au fil de la pièce, et des sons qui soulignent les joies et les peines du narrateur –, ce seul en scène creuse au fond de l’Homme. Il en ramène autant de noirceurs que de trésors.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le Train Zéro
De Iouri Bouïda
Traduction : Sophie Benech
Mise en scène et scénographie : Aurélia Guillet
Avec : Miglen Mirtchev
Avec les voix de : Claire Aveline, Marc Barbé, Bénédicte Cerutti, Hugues de La Salle, Philippe Smith
Lumière : Thibault Gaigneux et Aurélia Guillet
Son : Jérôme Castel
Vidéo : Jérémie Scheidler
Collaboration à la dramaturgie : Marion Stoufflet
Le texte est publié aux éditions Gallimard, collection L’Imaginaire.
Remerciements à Marie-Agnès Brigot
Production : compagnie Image et 1/2, Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis.
Durée : 1h
Théâtre Gérard Philippe – Saint-Denis
Du 8 au 26 janvier 2020
Dans l’idée cela remémore fortement une création mythique au Terrier, « Exécuteur 14 » de Adel Hakim avec Jean Quentin Chatelain, en 1992. Créé une fois, et repris deux fois, plus de soixante dates ! De quoi peupler les ombres…
Souhaitons un tel destin à ce train.