Toute en sobriété, Marie Torreton porte le récit de Charlotte Delbo, rescapée des camps de la mort, qui en porta témoignage dans Auschwitz et après. Comment l’humanité parvient-elle à survivre en de tels contextes ? Prière aux vivants traverse une nuit où scintillent de très fragiles lumières.
Charlotte Delbo fait partie des auteur·rices majeur·es de ce qu’on appelle la littérature concentrationnaire. Avec Primo Levi, Imre Kertész, Robert Antelme, entre autres, elle a rapporté son expérience des camps et de rescapée dans des ouvrages particulièrement marquants. La trilogie Auschwitz et après fut publiée, comme pour beaucoup, bien après 1945, et le choix de textes opéré par Marie Torreton pioche essentiellement dans Une connaissance inutile, deuxième tome de la trilogie. Celui-ci se centre plus particulièrement sur la période passée à Auschwitz, et tente de raconter l’irracontable, de représenter l’irreprésentable, dans cet univers entre vie et mort où l’humanité disparaît.
Peut-être parce qu’ils parlent de théâtre – avec ses codétenues, Charlotte Delbo va monter une pièce et aussi apprendre par cœur Le Misanthrope qu’elle rachète pour une ration de pain à une gitane –, les textes de celle qui fut avant-guerre assistante de Louis Jouvet sont régulièrement portés au plateau. Dans la mise en scène de Vincent Garanger, c’est la sobriété qui domine. Une servante – lueur vacillante qui continue d’éclairer les salles des théâtres lorsque leurs portes sont fermées – attend les spectateurs ; puis, en robe, Marie Torreton prête sa voix aux mots de Delbo. Sans pathos ni froideur. Avec quelques gestes esquissés qui illustrent le récit – une main qui caresse, la station debout pour l’appel –, dans des lumières qui découpent l’espace et permettent de faire exister l’imaginaire des lieux – la cour, le baraquement, le laboratoire.
Ainsi, Prière aux vivants permet-il d’entendre un récit extrêmement riche. S’y croise notamment ce qu’on nomme aujourd’hui la sororité, cette solidarité entre des femmes dont on sent pourtant, en même temps, combien chacune d’elles est seule, isolée dans son face-à-face avec la mort. S’y esquissent des figures – Lulu, Viviane, Cécile… – , des femmes qui vont mourir, souvent, dont Charlotte Delbo s’est fait la promesse, si elle survivait, de porter le souvenir. On y effleure aussi comment on peut ne pas sombrer dans ces conditions, comment ne pas lâcher. Voyage au cœur de la nuit, cette littérature est aussi celle de l’horreur, qu’en des images saisissantes et dépouillées Charlotte Delbo donne à voir : le baraquement 25, la cour où l’on trie celles qu’on va emporter, les cheminées qui crachent leurs flammes telles des hauts-fourneaux…
Avec ce type de récit, rien d’autre à faire que de donner à en entendre les mots. Une servante éclaire le plateau, car il sera aussi le lieu où l’on sert le texte. Marie Torreton s’y astreint parfaitement – voix chaude, qui se parle à elle-même et s’ouvre, s’adresse davantage par moments. Émotion retenue qui n’en devient ainsi que plus forte. Douceur un peu trop appuyée par instants – le piano –, mais clarté extrême du texte qui, dans les choix d’extraits, porte tout ensemble la chronologie des événements et les fils thématiques que dessine Delbo dans son récit. Tout résonne, tout respire. Il n’y a pas mille manières de faire, se dit-on. Le théâtre est là pour ça, porter dignement fantômes et témoignages.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Prière aux vivants
Texte Charlotte Delbo
Adaptation Marie Torreton
Mise en scène Vincent Garanger
Avec Marie Torreton
Lumière Christian Pinaud
Son Boris BoublilProduction Scala production & tournées
Durée : 1h10
La Scala Paris
du 1er avril au 24 juin 2025
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