À La Comédie de Saint-Étienne, un « mode d’emploi » de l’insertion au théâtre
Le spectacle Théâtre mode d’emploi se balade sur le territoire de la Comédie de Saint-Étienne et même bientôt à Avignon. Il illustre un nouveau dispositif de formation par l’apprentissage et une professionnalisation plus poussée.
Deux chaises, un praticable, une malle d’accessoires, et voilà qu’Ephraïm Nanikunzola et Arthur Berthault, tee-shirt de la Comédie de Saint-Étienne sur le dos, déboulent sur un petit plateau face à deux rangées de collégiens. « Salut les jeunes ! », dit l’un ; et l’autre de se moquer de sa formulation : « C’est ringard », lui répond-il. Alors, ils s’appliquent, déclinent leur vraie identité, parlent rapidement de leurs parcours et débloquent la situation face à ce jeune public pas encore conquis – il le sera complètement à la fin de cette heure. Bien sûr, il y a Fortnite et GTA, mais, pour autant, le théâtre, « c’est kiffant » aussi. Et de dire à l’assemblée que son rôle de spectateur est plus important qu’il n’y paraît. Elle contribue aussi à faire un bon spectacle.
« Est-ce que sur scène tout est faux ? Est-ce que le prof viendra toute votre vie avec vous au théâtre ? Est-ce que toutes les pièces sont de Molière… ? ». Une drôle de litanie prolonge le prologue de Théâtre mode d’emploi, un spectacle qui prend ensuite des allures inattendues de folle cavalcade autour du monde entre deux époques – 1945 et 2023 –, avec une multitude de personnages ayant combattu ou pactisé avec le nazisme. Pour cela, Hervé Blutsch a inventé un dramaturge fictif autrichien, Heinrach Nach, et on se croirait dans un train en perpétuel mouvement, façon Snowpiercer. C’est Maïanne Barthès qui met en scène cette forme itinérante débridée, composée de trois duos – un mixte, un féminin et un masculin –, et qui reprendra en production, avec sa compagnie Spell Mistake(s), ce travail avec deux duos mixtes cet été, au 11, dans le cadre du Festival Off d’Avignon.
L’aventure de Théâtre mode d’emploi est un pur produit de l’École de la Comédie de Saint-Étienne, où la metteuse en scène a d’ailleurs été formée – entre 2006 et 2009 – comme comédienne et où elle a créé cette saison Mélancolikea. Cette fois, elle prend en charge une partie de la promotion 32, sortie en juin 2024. Ce travail a commencé la saison dernière lors de la troisième année de formation des douze élèves-comédiens, qui ont aussi le statut d’apprenti. Six d’entre eux ont travaillé avec Maud Lefebvre sur la très convaincante création Projet Nanashi ; les six autres se sont répartis en trois duos donc, sous la houlette de Maïanne Barthès.
Lutter contre la précarité des étudiants
Depuis l’année dernière, l’École de la Comédie de Saint-Étienne, comme l’ERACM, propose cette formule sur laquelle repose entièrement la formation du Studio-Théâtre d’Asnières. Partisan de l’apprentissage, en n’imaginant pas non plus que c’est une aubaine – « Les théâtres ne sont pas des entreprises lucratives », souligne-t-il –, le directeur de la Comédie et de l’École, également co-auteur de ce spectacle, Benoît Lambert, précise que Rachida Dati souhaite que « toutes les écoles d’art mettent en place de l’apprentissage, mais les conditions sont très floues ». Lui qui avait monté l’excellent Que faire ? (le retour), avec Jean-Charles Massera, un siècle après la parution du livre de Lénine du même nom, n’est pas dupe sur le fait que « l’hypothèse du macronisme » à propos de l’apprentissage soit d’abord d’être « une main-d’œuvre taillable, corvéable et pas chère ».
Ce qui l’a motivé à mettre en place ce dispositif, c’est « la précarité des étudiants ». « On s’est retrouvé avec des gamins qui ne mangent pas correctement… Chez nous, le volume de travail c’est 1000 heures par an, pas 300 comme à la fac, donc impossible d’avoir un petit boulot alimentaire en parallèle, même si certains faisaient pourtant des trucs Uber pendant la nuit ». Alors, il instaure la cantine à 1 euro, par exemple. Et surtout, dit-il, avec l’apprentissage, « les étudiants sont des salariés. Ça change tout, car ils ne sont pas toujours jeunes dans nos écoles où l’on recrute jusqu’à 26 ans. Ça les désinfantilise et, pour beaucoup d’entre eux, il était temps ».
La saison dernière – leur troisième et dernière année de formation –, quatre mois ont été consacrés à l’alternance – englobant les répétitions et 60 représentations de cette pièce. Ils ont été rémunérés selon la grille tarifaire en vigueur, et identique à tous les secteurs, modulée en fonction de l’année de formation et de l’âge. Ephraïm Nanikunzola, 24 ans, a touché 1350 euros nets mensuels et Arthur Berthault, 29 ans, 1700. En 2025, employés par la Comédie, ils font presque la moitié de leur intermittence avec ce spectacle qui leur assure entre 200 et 250 heures – selon qu’ils aillent, ou non, à Avignon. Et auront joué cette pièce 120 fois au total en un peu plus d’un an.
La réalité des déserts culturels
Ephraïm Nanikunzola confirme aussi l’accélération de la professionnalisation que l’apprentissage engendre : « On apprend hyper bien le métier. Je n’avais jamais appris un texte aussi long : 60 pages de texte à deux ! ». Arthur Berthault ajoute : « C’est ultra professionnalisant, car tu es plongé dans le bain direct. On se confronte à différents types de publics et de lieux. Ça te fait le cuir, c’est hyper complet. Tu apprends à travailler ton rapport à la salle, aux différents auditoires ». Et ce sont aussi d’autres territoires. Benoît Lambert voulait que ces projets « ne soient pas des productions traditionnelles » qui circulent dans la France entière, « mais qu’ils restent sur le territoire qui finance leur formation ». Ils se baladent donc dans la Loire, la Haute-Loire et le Rhône grâce à un dispositif culturel de la ville de Vénissieux à destination des élèves de 5e. De plus, l’ancienne directrice de l’École de la Comédie, Duniému Bourobou, est aujourd’hui à la tête de La Machinerie, qui regroupe le théâtre municipal de Vénissieux et la salle de hip-hop Bizarre !, où Théâtre mode d’emploi se joue ce matin du vendredi 14 mars.
Pour Ephraïm Nanikunzola, cette expérience participe aussi à la prise de conscience de la réalité des déserts culturels : « Je ne connaissais pas autant de lieux où il ne se passait rien culturellement. Quand on joue dans certains villages, on est accueilli comme des rocks stars ». « C’est génial et inquiétant de voir à quel point ça fait évènement », complète Arthur Berthault. Par ailleurs, ils se forment aussi à l’éducation artistique et culturelle au côté d’une détentrice d’un diplôme d’État. Il était important pour Benoît Lambert qu’ils ne soient pas seuls, car donner des ateliers ne s’improvise pas et les publics diffèrent : « Ce n’est pas la même chose si les ados que l’on a en face de soi sont, par exemple, volontaires ou non ». Former aux enjeux de transmission et de médiation se fait dans l’esprit « très historique des ‘animacteurs’ tels que Jean Dasté définissait les directeurs de CDN », complète encore Benoît Lambert.
Sortir des théâtres
Ces jeunes comédiens embarquent ainsi en « nomade », ce qui ne signifie pas forcément petite forme légère. Théâtre mode d’emploi l’est, mais le décor de Au début… de Benoît Lambert était plus ambitieux : une grotte reconstituée pour accueillir le public et le jeune duo d’interprètes issus de la promotion 30 (2018-2021). Tous deux ont bénéficié d’un autre dispositif d’insertion, DIESE# Auvergne-Rhône-Alpes, qui, depuis 2011, propose une aide à l’embauche aux employeurs pour les artistes sortant de l’École de la Comédie de Saint-Étienne dans les trois ans qui suivent l’obtention de leur diplôme. Il est financé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes et le ministère de la Culture.
Être nomade a un vrai sens, qui s’inscrit dans les pas de ses précurseurs, selon Benoît Lambert, qui avait déjà expérimenté ces formes itinérantes au CDN de Dijon qu’il pilotait précédemment, en faisait deux hypothèses. La première est esthétique, et pas seulement avec des visées pédagogiques. Elle découle de Pierre Debauche, détaille-t-il : « Faire du théâtre en gaz rare, avec rien, sur une ligne de précarité » et se demander « qu’est-ce qui se passe quand il reste juste un texte et des interprètes ? C’est une expérience vertigineuse de porter seul l’illusion théâtrale, d’être soi-même l’artifice du théâtre ».
La deuxième hypothèse concerne le fait de sortir des théâtres, façon Jacques Copeau. « La décentralisation, ce n’est pas aller apporter la culture à des gens qui en sont dépourvus – c’est condescendant –, mais, selon Copeau, on ne peut pas faire un théâtre d’art et d’invention devant le public corrompu de la bourgeoisie parisienne ». Il faut aller « devant des gens qui ne connaissent pas le théâtre, pas pour le faire connaitre, mais simplement parce que, pour tenter des choses, il faut le faire devant des gens qui n’ont aucun a priori sur notre art. Être devant un public qui n’a pas beaucoup d’attentes est aussi une liberté nouvelle ». C’est valable pour les comédiens comme pour le public scolaire, bluffé par le spectacle qu’il a vu ce jour-là.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Théâtre mode d’emploi
Texte Hervé Blutsch, Benoît Lambert
Mise en scène Maïanne Barthès
Avec, en alternance, trois duos de comédien·nes Marion Astorg, Romane Bauer, Arthur Berthault, Marie Le Masson, Louis Meignan, Ephraïm Nanikunzola
Assistanat à la mise en scène Léonie Kerckaert
Costumes Ouria Dahmani-Khouhli, Vérane MounierProduction La Comédie de Saint-Étienne – CDN
Avec le soutien du DIESE# Auvergne Rhône-Alpes, dispositif d’insertion de L’École de la Comédie de Saint-ÉtienneDurée : 1h
Vu en mars 2025 à La Comédie de Saint-Étienne
Théâtre de Vénissieux
les 21 et 28 marsSalle polyvalente de la mairie, Saint-Agrève
le 22 marsL’Embarcadère, Vorey-sur-Arzon
le 22 marsSalle de la Madeleine, Saint-Germain-Laval
le 27 marsCentre culturel, Saint-Germain-Laprade
le 28 marsSalle des fêtes, Doizieux
le 29 marsMaison des associations, Charlieu
le 2 avrilSalle des fêtes de la Maison des loisirs, Saint-Pierre-Eynac
le 12 avril
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