L’adaptation du texte de l’autrice autrichienne par Ludovic Lagarde vaut moins pour sa logorrhée émoussée que pour la performance métamorphique hors norme et fascinante de la comédienne.
Il est des textes qui éveillent et d’autres qui égarent. Sur la voie royale de Elfriede Jelinek fait définitivement partie des seconds. Commencée, dit la légende, dans la foulée de l’élection de Donald Trump, le 4 novembre 2016, cette longue diatribe est une charge lourde, un cri de rage consécutif à l’avénement de ce nouveau « roi », dont l’autrice autrichienne se garde bien de prononcer le nom. C’est pourtant lui, et bien lui, qui est la cible des coups de griffe dont elle est, depuis longtemps, coutumière. Dans une langue brute, fleuve, et à bien des égards logorrhéique, elle dézingue cet homme d’affaires misogyne à la perruque plaquée or devenu le champion des populismes de tout poil grâce, traduit-on, à une série de promesses éhontées – de la construction d’un mur au retour à meilleure fortune d’une industrie déliquescente – et à une attitude confie de vulgarité qui en a dégoûté certains, mais aussi séduit plus d’un.
Car, au long de ce bavardage furieux, où elle convoque pêle-mêle Piggy la cochonne, Freud, Heidegger, mais aussi Oedipe, comme symbole de l’aveuglement et de la déréliction générale, Elfriede Jelinek ne s’en tient pas à une saillie personnelle. Elle dresse le portrait d’une société au bord du précipice, qui n’a trouvé d’autres issues que de se livrer à un épais tyran. Elle cherche à identifier les causes d’un tel dérapage, jette l’opprobre sur l’hypercapitalisme, la déroute de la démocratie, et cloue au pilori la peur, la violence et la haine de l’autre, comme insoutenables mamelles du populisme triomphant. Dans un mélange de grotesque calculé et de virulence tragique, elle fait feu de tout bois, y compris d’elle-même, jusqu’à donner le tournis et à devenir plus ou moins intelligible. Surtout, elle s’abandonne à des facilités qui desservent ses fulgurances et paraissent, cruauté de l’histoire et des événements, avoir bien vieilli maintenant que Donald Trump n’est plus installé dans son fauteuil de la Maison Blanche. Tel un canif émoussé.
Pour sortir de ce qui peut ressembler, désormais, à une ornière littéraire, Falk Richter avait fait, il y a quelques mois au Théâtre de l’Odéon, le choix d’un exubérant carnaval. Dans une ambiance néo-punk, néo-tragique, néo-baroque, il avait, avec un certain succès, joué la carte de la saturation totale, emmenée par Benny Claessens, incroyable en enfant-Ubu terrible et cruel. A priori, Ludovic Lagarde a embrassé, pense-t-on d’abord, l’option inverse. Dans un décor sobre et immaculé, où un simple fauteuil trône devant un mur blanc, Christèle Tual s’avance telle qu’en elle-même, se préparant, songe-t-on alors encore, à empoigner en face-à-face, et sans autres artifices, le texte de Elfriede Jelinek. Sauf que, passée l’entrée en matière, le monologue se transforme en performance métamorphique hors norme. Avec l’aide de Pauline Legros, qui endosse tout à la fois les rôles de maquilleuse, d’habilleuse et d’accessoiriste, la comédienne change de peau au rythme des errements de la pièce et de la création musicale de Wolfgang Mitterer savamment adaptée à son flow, comme à celui de l’autrice autrichienne.
Sans trembler d’un cil, elle prend l’apparence d’un Oedipe aux yeux crevés, d’une Jelinek en pleine puissance ou épuisée, d’un Donald Trump tour à tour bon teint, bandit aux dents dorées et monstre à tête de cochon, d’une Melania Trump plus vraie que nature, et même de l’Angelus Novus de Klee, qui offre paradoxalement à l’ensemble, à travers la description de Walter Benjamin, extraite de Sur le concept de l’histoire, son passage textuel le plus beau et le plus substantiel – « C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire (…) Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer (…) Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ». Au-delà du morceau de bravoure physique, qui accouche d’une série d’illusions presque totales, Christèle Tual livre une fascinante prouesse scénique. Portant avec une étonnante aisance la pensée sinueuse de l’autrice autrichienne, elle se laisse absorber, comme convertir, par ses métamorphoses successives. Elle donne alors à ce quasi seule en scène une étrangeté qui lui sied à merveille, une dimension horrifique à bien des égards salvatrice, jusqu’à combler les manquements d’une Jelinek en perte de vitesse et à faire de ce qui était devenu inaudible un exploit stupéfiant. L’autrice lui doit là une fière chandelle.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Sur la voie royale
d’après Elfriede Jelinek
Traduction Magali Jourdan et Mathilde Sobottke
Mise en scène Ludovic Lagarde
Avec Christèle Tual et Pauline Legros
Création musicale Wolfgang Mitterer
Scénographie Antoine Vasseur
Lumière Sébastien Michaud
Costumes Marie La Rocca
Masques et maquillage Cécile Kretschmar
Son David Bichindaritz
Vidéo Jérôme Tuncer
Dramaturgie Pauline Labib
Assistantes à la mise en scène Céline Gaudier et Juliette PorcherProduction Compagnie Seconde nature
Coproduction T2G – Théâtre de Gennevilliers, Centre dramatique national ; Le Parvis, Scène nationale Tarbes-Pyrénées ; TNB – Théâtre national de Bretagne
Avec le soutien du T&M pour la commande musicaleLa compagnie Seconde nature est conventionnée par le ministère de la Culture. Sur la voie royale est édité et représenté par L’Arche, éditeur et agence théâtrale.
Durée : 1h40
Théâtre 14
du 5 au 22 octobre 2022
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