Une « Mère Courage » sisyphéenne
La talentueuse metteuse en scène flamande Lisaboa Houbrechts renouvelle l’approche de la pièce de Brecht en la tirant vers un dépouillement et une abstraction qui l’extraient des clichés esthétiques qui l’ont longtemps figée. Superbe, mais un peu trop étale, la représentation manque par endroits de souffle et de vigueur.
Tout juste créé au KVS, à Bruxelles, Mère Courage vient de faire sa première française au Phénix de Valenciennes dans le cadre du festival Cabaret de curiosités, avant de venir au Théâtre de la Ville, à Paris, en fin de saison. Dans l’imaginaire de nombreux spectateurs, et surtout de ceux qui ont suivi les nombreuses tournées du Berliner Ensemble ayant au répertoire la légendaire mise en scène de Claus Peymann, Mère Courage, c’est cette vieille femme qui tire éternellement sa lourde carriole sur les routes d’Europe, traversant ses champs de bataille et ses paysages désolés, avec ses trois enfants pour compagnons de route. Mère Courage évolue en temps de guerre et sait bien tirer profit d’un contexte aussi abject en faisant du commerce sans foi ni morale, maniant une habile et ambivalente débrouillardise pour tenter de survivre et de sauver les siens. Elle est autant une figure d’insubordination que de compromission. C’est ce qu’a retenu Lisaboa Houbrechts, qui donne à voir toute l’ambiguïté d’un personnage dont l’héroïsme est contestable, mais qui demeure droit et fier dans l’atteinte de son but. Silhouette sèche et androgyne, c’est ainsi que se dessine Mère Courage sous les traits de la formidable actrice Lubna Azabal, aussi forte de présence que de caractère, entre combativité et vulnérabilité. L’un de ses gaillards de fils est joué par le musicien kurde Aydin Ìşleyen. À ses côtés, Lili Estaras est une cadette poignante, qui transcende sa mort sous de beaux effets de stridences et de stroboscopes.
Un univers trouble et indéfini s’offre comme décor, et invite à une observation contemplative. Sur un plateau nu et baigné d’obscurité, une boule géante apparaît dans toute sa rondeur démesurée. Elle est roulée, avec douceur et abnégation, par Mère Courage et sa tribu. L’astre noir, qui s’assimile au soleil en pleine révolution, donne une dimension cyclique et cosmique à l’errance de Mère Courage. Cet objet-monde représente à la fois tout ce qu’elle possède et toute l’adversité contre laquelle elle doit lutter. Un grand bain d’eau recouvre le sol miroitant. Ce déluge métaphorise la désolation qu’inspire l’écroulement de tout ce qui l’environne. Pourtant, Mère Courage avance, résolument, à la manière d’un Sisyphe féminin, poussant sa pierre, symbole de la vanité des ambitions comme de l’absurdité de la condition humaine, et notamment celle des femmes ici particulièrement maltraitées.
Avec Mère Courage et ses enfants, Brecht, auteur et metteur en scène, a radicalement changé la face du théâtre tant il rompait avec ses conventions décoratives. Lisaboa Houbrechts, qui sait orchestrer d’imposantes fresques foutraques et user d’un art certain pour exploiter concrètement toutes les ressources du théâtre et en faire des langages signifiants, invente une écriture scénique contemporaine très éloignée de tout ce qui colle au théâtre brechtien tant elle se refuse à convoquer l’imagerie traditionnelle de la charrette trimballée, entre autres références désuètes. Son choix de dépouiller Mère Courage de sa littéralité est juste et salutaire, mais les qualités plastiques indéniables de son bel écrin paraissent presque trop esthétisantes pour rendre compte d’une violence nichée ici dans la pénombre d’un symbolisme flottant, visuellement superbe, mais sans trop d’âpreté. C’est en exil, au cours des premiers mois de la Seconde Guerre mondiale, que Brecht a écrit la pièce qu’il place judicieusement pendant la guerre de Trente Ans, en plein conflit de religions. « C’est comme crier dans le vent », disait-il. Cette force rageuse se fait encore trop peu entendre dans le spectacle dont le jeu et le rythme sont assez monotones et lancinants. Une vitalité inépuisable surgit par moments tandis que d’autres manquent sacrément d’élan. Même les chansons si entraînantes de Paul Dessau sont restituées de sorte à paraître volontairement dénervées. Au point de faire quelque peu s’essouffler le caractère épique du périple traversé.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Mère Courage
Texte Bertolt Brecht
Mise en scène Lisaboa Houbrechts
Avec Lubna Azabal, Koen De Sutter, Joeri Happel, Aydin Ìşleyen, Alain Franco, Laura De Geest, Lisi Estaras, Pietro Quadrino
Dramaturgie Dina Dooreman, Erwin Jans
Musique originale Paul Dessau
Musique arrangée, musiques supplémentaires et conception sonore Alain Franco
Interprétation musicale Alain Franco, Aydin Ìşleyen
Chant et saz Aydin Ìşleyen
Costumes Oumar Dicko
Création lumière Fabiana Piccioli
Scénographie Lisaboa Houbrechts, Ralf Nonn
Régie plateau Carlo Bourguignon
Régie lumière Margareta Andersen
Régie son Brecht Beuselinck
Surtitrage Inge Flore
Traduction française Irène Bonnaud
Stage assistant de réalisation Daan Haeverans, Ludwig SanderProduction KVS ; Toneelhuis
Coproduction Théâtre De Liège ; Le Phénix Scène Nationale de Valenciennes ; Théâtre De La Ville Paris ; Perpodium
Avec le soutien de The Taxshelter Of The Belgian Federal Government via Cronos Invest, la Communauté flamande et la Région Hauts-de-FranceBertolt Brecht est publié et représenté par L’ARCHE – éditeur & agence théâtrale.
Durée : 2h
Vu en février 2025 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes, dans le cadre du festival Cabaret de curiosités
KVS, Bruxelles
du 4 au 7 marsToneelhuis, Anvers
du 12 au 15 marsThéâtre de Liège
du 9 au 11 avrilWiener Festwochen
les 18 et 19 maiThéâtre de la Ville, Paris
du 12 au 15 juin
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