Avec Le Crépuscule des singes, Louise Vignaud et Alison Cosson tentent de faire entrer en résonance les combats des deux dramaturges pour assurer la survie de leur art face aux exigences du pouvoir, royal pour l’un, staliniste pour l’autre, sans parvenir à dépasser le stade du double récit un peu trop appliqué.
« Figure de la peinture occidentale, le singe est présent dans la religion chrétienne, tenant un miroir, révélateur des faiblesses humaines ; au Moyen-Âge, il est associé à la figure du diable et à l’homme corrompu, puis à la satire et à l’humour. Il s’instaure progressivement en double de l’artiste, celui qui imite et révèle l’homme par la mise en jeu de son reflet. » Voilà pour l’explication de texte d’un titre, Le Crépuscule des singes, qui, sous ses airs wagnériens et/ou nietzschéens, pouvait a priori paraître énigmatique s’agissant de Molière et Boulgakov. Ainsi éclairé, il semble au contraire fort à propos pour résumer leurs fins de vies artistiques, tant les deux dramaturges, qui se sont longtemps plu à tendre un miroir à leurs contemporains, ont vu, à trois siècles de distance et avec une étrange similitude, leur étoile pâlir en s’attirant les foudres du pouvoir. Comme si à trop jouer avec les limites des figures imposées, sans totalement se renier, ces artistes, un temps tolérés, voire chéris, étaient devenus les nouveaux ennemis à abattre.
Contrairement à Frank Castorf qui, lors de son départ de la Volksbühne, s’était essentiellement appuyé sur Le roman de Monsieur de Molière de Boulgakov pour croiser son destin avec celui du tandem franco-russe dans l’extravagant Die Kabale der Scheinheiligen, Louise Vignaud et Alison Cosson ont fait le pari du vaste corpus, composé de fragments biographiques et d’extraits d’œuvres des deux auteurs – parmi lesquelles on pourra notamment reconnaître L’Ecole des femmes, Dom Juan ou Le Malade imaginaire –, pour tenter de retracer leurs démêlés respectifs avec l’autorité, royale pour l’un, staliniste pour l’autre. Alors que Boulgakov voit, en 1929, les représentations de ses pièces interdites les unes après les autres – à commencer par Les Jours de Tourbine que Staline avait lui-même vue plusieurs fois – et ses oeuvres disparaître des rayonnages des bibliothèques au motif qu’elles seraient trop critiques envers le régime communiste et trop favorables aux « Blancs », c’est par l’intermédiaire de La Fontaine, Boileau et Chapelle, trois contemporains de Molière venus le réconforter, qu’il opère un voyage dans le temps et se retrouve projeté à l’époque de Louis XIV. Là, il découvre Jean-Baptiste Poquelin au fait de sa gloire, mais aussi au bord du précipice, sous les feux croisés des aristocrates de la Cour, qui s’agacent de ses Précieuses ridicules et de son Ecole des femmes, et du clergé, qui voit Dom Juan, et surtout Le Tartuffe, d’un très mauvais oeil et fait pression sur le Roi pour rayer le trublion dramatique de la carte. S’ensuit alors une série d’allers-retours entre la France du XVIIe et la Russie du XXe siècle, où le combat de Molière et de Boulgakov pour leur survie artistique se fait de plus en plus intense, et le jeu de miroirs de plus en plus troublant.
Car, entre les existences des deux dramaturges, les parallèles ne manquent pas. Persuadés, l’un comme l’autre, d’avoir un lien particulier avec Louis XIV pour le premier et Staline par le second, ils optent pour une « compromission calculée » avec le pouvoir, capable, pensent-ils, de sauver leur tête, de faire perdurer leur art, au prix de quelques retouches de leurs oeuvres qui leur permettraient de passer sous les fourches caudines de la censure totale et de la disgrâce complète. Tandis qu’ils perdent peu à peu la bataille sous les coups de boutoir répétés de forces – socio-politiques pour Molière, idéologiques pour Boulgakov – plus puissantes qu’eux, ils peuvent également compter sur le soutien de femmes-clefs, à l’image de Elena Sergueïevna Boulgakova, Armande et Madeleine Béjart, qui, sans jamais ciller, se tiennent à leur côté, et parfois même à la pointe de leur combat. Reste que, aussi précise et savamment documentée soit-elle, cette mise en parallèle n’aboutit pas à un dialogue réel. Habilement reliées par des subterfuges propres à la fable, les vies de Molière et Boulgakov semblent se dérouler l’une à côté de l’autre, selon un processus dramaturgique spatio-temporel trop systématique. Les correspondances ne réussissent jamais à aller au-delà du simple écho, tandis que les écarts – notamment dans les motivations politiques du pouvoir – sont trop peu exploités. L’ensemble peine alors à décoller, à passer le cap du constat, et à dépasser ce que beaucoup savent déjà.
Surtout, Louise Vignaud et Alison Cosson n’échappent pas à l’écueil du patchwork. Patchwork au niveau du texte, où les nombreuses coutures se voient, mais aussi en matière de mise en scène. Si elle s’attache à une reconstitution fidèle des ambiances propres à la France du XVIIe et à la Russie du XXe siècle, notamment à travers les lumières de Julie-Lola Lanteri, elle s’avère trop bien réglée, et appliquée, dans ses allers-retours, jusqu’à en devenir lassante. Malgré quelques jolies trouvailles scénographiques, certains éléments scéniques, en particulier la musique d’Orane Duclos, paraissent plaqués et peinent à former un tout organique. Scolaire et proprette, la proposition de Louise Vignaud n’insuffle pas suffisamment d’énergie à ce double récit pour le propulser dans un univers moins sage et didactique. Heureusement, les comédiens-français, comme à leur habitude, parviennent à mobiliser leur talent. De Géraldine Martineau, aussi subtile en Armande Béjart qu’en Louis XIV, à Thierry Hancisse, savoureux en censeur aux mille visages, tous réussissent à instiller du piquant dans cet ensemble un peu trop lisse, et à renouer avec l’esprit de Molière et Boulgakov qui avaient fait de ce subterfuge un modus operandi.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Crépuscule des singes
d’après les vies et œuvres de Molière et Boulgakov
Texte Alison Cosson et Louise Vignaud
Mise en scène Louise Vignaud
Avec Thierry Hancisse, Coraly Zahonero, Christian Gonon, Pierre Louis-Calixte, Gilles David, Géraldine Martineau, Claïna Clavaron, Nicolas Chupin et la voix d’Eric Ruf
Dramaturgie Alison Cosson
Scénographie Irène Vignaud
Costumes Cindy Lombardi
Lumières Julie-Lola Lanteri
Son Orane Duclos
Maquillages et perruques Judith Scotto
Assistanat à la mise en scène Margot TheryDurée : 2h10
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris
du 1er juin au 10 juillet 2022
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