En hommage au metteur en scène disparu, l’Opéra National de Paris reprend De la maison des morts, chef-d’œuvre de Janáček dans lequel Patrice Chéreau peignait le tableau d’une humanité lumineuse enfermée dans le gris béton d’un environnement concentrationnaire. Dix ans après sa création, la production reste un choc bouleversant.
Attaché à la note comme à la lettre, Patrice Chéreau possédait l’art unique de lire les textes et leur sous-texte, d’en dégager le sens profond puis de les restituer scéniquement avec une attention et une compréhension totale. Son travail exemplaire sur De la maison des morts de Janáček d’après Dostoïevski témoigne d’un regard aigu, d’une intelligence sensible qui se manifestent dans l’intensité de scènes chorales et plus intimistes. Il y a bien sûr l’espace imaginé par son fidèle scénographe Richard Peduzzi, la verticalité d’un blockhaus anthracite qui synthétise tous les bagnes, les goulags, tous les camps. Le geste touche à l’universel et suscite un sentiment inouï d’oppression et de suffocation. Il y a ensuite la manière dont Chéreau sculpte les corps qui transpirent la douleur, la violence, mais aussi un érotisme ambigu dans ce cadre morose. Des ombres rasant les murs viennent en lumière pour former une communauté anonyme qui joue autour d’une simple godasse usée, pour exprimer son désir de liberté dans un acte théâtral subversif ou en actionnant les larges ailes d’un oiseau en carton. De condition misérable, les personnages sont magnifiés. Chair et nerfs à vif. La grande force du travail de Chéreau résidait dans sa puissante humanité.
Après Vienne, Aix, Amsterdam, Milan, New York, Berlin, cette mise en scène de De la maison des morts fait sa première parisienne à l’initiative de Stéphane Lissner qui en avait fait la promesse à Chéreau, son ami proche. Si l’idée de reconstituer un spectacle ancien peut être justement perçu comme contraire au caractère éminemment éphémère de l’art dramatique et scénique, on assiste au manifeste d’un idéal de théâtre lyrique dans sa forme la plus accomplie. Les interprètes sont à la fois acteurs et chanteurs sans distinction. Certains solistes ont travaillé avec Chéreau dès la genèse du spectacle, d’autres plus tard, d’autres non. Les charismatiques Willard White, Štefan Margita, Eric Stoklossa, Ladislas Elgr aussi inquiétant que déchirant dans le rôle de Skuratov, Peter Mattei en Chiskov possédé et désabusé ainsi que toute la brillante distribution réunie épousent sans démériter l’exigeante direction du maître jusque dans ses menus détails.
Sur la scène de la Bastille sont convoqués plusieurs fantômes, celui de Chéreau mais aussi celui d’un complice de toujours, Pierre Boulez, lui aussi disparu. Ensemble, ils firent trembler la colline verte de Bayreuth avec un Ring de Wagner révolutionnaire (1976) puis ont mis en effervescence la Lulu de Berg sur la scène du Palais Garnier (1979). Réunis autour de l’œuvre poignante de Janáček, ils sont parvenus à une adéquation rarement atteinte entre le discours musical et théâtral. Tout en prenant des options interprétatives différentes de Boulez qui usait d’une clarté anti-démonstrative et archi-mélodieuse, Esa-Pekka Salonen – également familier de l’univers de Chéreau puisqu’il a dirigé son dernier opéra, une fabuleuse Elektra – fait montre d’un bouillonnement sonore plus net et nerveux qui explose en tension.
De la maison des morts est une œuvre encore peu donnée mais qui bénéficiera de deux nouvelles productions européennes en 2018 signées de grandes figures de la mise en scène, d’abord Warlikowski à Londres puis Castorf à Munich. Parce que c’est le propre du théâtre que de proposer sans cesse de nouveaux regards, des interprétations renouvelées, il ne faudrait les rater. Mais jamais, assurément, elles n’ôteront Chéreau de nos mémoires électives et émotives.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
DE LA MAISON DES MORTS Z mrtvého domu
Leoš Janácek
OPÉRA EN TROIS ACTES
1930
MUSIQUE
Leoš Janáček (1854‑1928)
LIVRET
Leoš Janáček
D’APRÈS
Feodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts
En langue tchèque
Surtitrage en français et en anglais
PRODUCTION DES WIENER FESTWOCHEN, VIENNE
COPRODUCTION AVEC LE HOLLAND FESTIVAL, AMSTERDAM, LE FESTIVAL D’AIX-EN-PROVENCE, THE METROPOLITAN OPERA, NEW YORK, ET LE TEATRO ALLA SCALA, MILAN.
DIRECTION MUSICALE Esa-Pekka Salonen
MISE EN SCÈNE Patrice Chéreau
RÉALISATION DE LA MISE EN SCÈNE Peter McClintock, Vincent Huguet
COLLABORATION ARTISTIQUE Thierry Thieû Niang
DÉCORS Richard Peduzzi
COSTUMES Caroline de Vivaise
LUMIÈRES Bertrand Couderc
CHEF DES CHOEURS José Luis Basso
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
ALEXANDRE PETROVITCH GORIANTCHIKOV Willard White
ALIEÏA Eric Stoklossa
FILKA MOROSOV (LUKA KUZMICH) Štefan Margita
LE GRAND PRISONNIER Peter Straka
LE PETIT PRISONNIER Vladimír Chmelo
LE COMMANDANT Jiří Sulženko
LE VIEUX PRISONNIER Heinz Zednik
SKURATOV Ladislav Elgr
TCHEKUNOV Ján Galla
LE PRISONNIER IVRE Tomáš Krejčiřík
LE CUISINIER, LE FORGERON Martin Bárta
LE POPE Vadim Artamonov
LE JEUNE PRISONNIER Olivier Dumait
UNE PROSTITUÉE Susannah Haberfeld
LE PRISONNIER JOUANT DOM JUAN ET LE BRAHMANE Ales Jeniš
KEDRIL Marian Pavlovič
CHAPKIN Peter Hoare
CHISKOV Peter Mattei
TCHEREVINE Andreas Conrad
GARDIENS Chae Hoon Baek, Laurent
Laberdesque
Durée: 1h20OPÉRA BASTILLE
6 représentations du 18 novembre au 2 décembre 2017
Avant-première le 15 novembre 2017, réservée aux moins de 28 ans
Soirée moins de 40 ans le 29 novembre 2017
Diffusion sur France Musique le 17 décembre 2017#
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