Fruit de cinq ans de collaboration entre le Training Space Workshop à Bagdad et le CDN de Besançon, Looking for Orestia est une passionnante traversée de L’Orestie d’Eschyle. Une expérience théâtrale interculturelle hors normes. Et un dialogue qui va se poursuivre lors du Bagdad Festival en janvier 2019.
Dans la seule langue qui leur permet de communiquer un peu sans l’aide de leur traducteur Arafat Sadallah, qui les accompagne depuis le début de leur travail autour de L’Orestie, Célie Pauthe et Haythem Abderrazak l’annoncent dès leur titre : leur rapport à la trilogie d’Eschyle est complexe. Intranquille. Né en 2011 d’une rencontre initiée par Yagoutha Belgacem, directrice de la plateforme Siwa, et le laboratoire itinérant des mondes arabes contemporains dont CDN de Besançon a fait son partenaire, Looking for Orestia se présente comme un grand chantier qui n’a pas vocation à être terminé. Comme une quête. Dans cette pièce créée entre France et Irak, présentée pour la première fois à Besançon du 20 au 22 septembre 2018, la tragédie grecque est abordée non comme un matériau sur lequel s’appuyer, mais comme un terrain qui ne cesse de se dérober. Et qui, en se dérobant, force les deux explorateurs à renforcer leurs liens. À multiplier les mains tendues. Les mots partagés.
Le pari était loin d’être gagné. Entre la metteure en scène et directrice du CDN de Besançon et le directeur du Training Space Workshop de Bagdad, compagnie privée fondée en 2006, la distance culturelle, esthétique et économique est de taille. Mais, affirme la comédienne Ikbal Naïm, engagée de longue date auprès de Haythem Abderradak et directrice générale du département cinéma et théâtre au ministère irakien de la culture, « les divergences de points de vue, les conflits nous ont tous poussés à aller de l’avant. Car quelque chose naissait de ces différences ». Un souffle, une générosité qui témoignent des cinq ans d’expérimentation qu’ont mené les deux metteurs en scène et leur équipe franco-irakienne entre Bagdad, Besançon et Le Mans, La Fonderie dirigée par François Tanguy étant aussi coproductrice du projet. « Qu’une institution comme un Centre dramatique ‘’national’’ puisse ainsi se dé-territorialiser, s’inventer autrement, en dehors de ses modes de production traditionnels, me semble être en effet au cœur de ses missions », explique Célie Pauthe dans le journal réalisé à l’occasion du premier focus Irak d’une saison qui en comptera trois.
À la recherche de la démocratie
Plutôt que sur le monologue du veilleur dans la pièce originale, Agamemnon, le premier volet de la trilogie, s’ouvre sur une course effrénée. Thyeste vient d’avaler sa progéniture cuisinée par son frère Atrée, et Clytemnestre annonce le retour victorieux du personnage éponyme de la pièce après la Guerre de Troie. Dès cette première scène, Haythem Abderrazak, qui signe la mise en scène – Célie Pauthe s’empare quant à elle du second, Les Choéphores, et ils signent ensemble Les Euménides – fait preuve de sa liberté face aux formes existantes. Il expose les règles du jeu qu’il s’est inventé avec sa complice. On est d’abord frappé par le tissage des langues. En choisissant de ne jamais traduire le texte arabe – pour l’occasion, le chercheur tunisien Youssef Seddik a réalisé une nouvelle traduction de L’Orestie, tandis que la traduction française choisie est celle de Florence Dupont – , les deux artistes incitent le spectateur à chercher du sens au-delà des mots. Dans les gestes, dans la musique jouée en direct par Khaled Al Khafaji et Sari Al Bayati et dans les accents divers des huit comédiens.
On accepte de ne pas tout comprendre. On se laisse traverser par l’énergie singulière qui se déploie sur le plateau, tandis que la trilogie suit son cours. Pendant qu’Oreste venge son père Agamemnon en tuant sa mère Clytemnestre, avant d’être acquitté par Athéna, dont Haythem a eu la lumineuse idée de confier le rôle au grand Maimoon Al Khalidi, lors du premier tribunal démocratique de l’Histoire. Un motif sensible dans la France actuelle, et plus encore en Irak. Au point que le Training Space Workshop en fasse le sujet central de toutes ses créations. « Que l’on travaille sur un texte classique ou contemporain, c’est pareil. Ce qui nous importe, c’est de parler de l’Irak d’aujourd’hui. De questionner notamment son rapport à la démocratie. Aussi les spectacles de la compagnie sont-ils volontairement non-achevés sur le plan de la forme. Ouverts aux transformations que peut amener le réel ». Ce en quoi Looking for Orestie, avec sa belle fragilité et son côté « arte povera », ne fait pas exception.
Sindbads du théâtre
Entre la Grèce du Vème siècle avant notre ère et l’Irak d’aujourd’hui, Looking for Orestia trace des lignes souvent oubliées qui rappellent, comme l’a dit Youssef Seddik lors d’une conférence le jour de la première à Besançon, « les liens très forts qui unissaient jusqu’à l’approche du colonialisme les deux rives de la Méditerranée, et qu’il faudrait faire renaître pour que celle-ci cesse d’être le cimetière qu’elle est devenue ». Plutôt que de chercher à exprimer chacun son style, Célie Pauthe et Haythem Abderrazak optent pour une unité esthétique qui dit à elle seule cette relation. De même que l’évolution du rapport entre les langues arabes et françaises qui, après de vrais-faux chevauchements et autres ratés, parvient dans Les Euménides à un équilibre. À une forme d’harmonie. Idéal qui, selon Ikbal Naïm, continue de survivre en Irak.
« Si l’âge d’or du théâtre irakien, dans les années 70-90, est loin, il y a toujours des artistes qui cherchent à créer. Malgré une vie quotidienne très difficile, malgré la destruction de toutes les infrastructures et la quasi-absence de budget alloué au théâtre par le gouvernement, les initiatives théâtrales privées sont nombreuses. L’Irak est plein d’aventuriers, de Sindbads du théâtre. Mais aussi de la littérature, du cinéma, de la musique. L’art participe de notre résistance. Il est notre parole au monde. Notre manière de donner une autre image de notre pays que celle qui domine en Occident. Les attentats, la dictature, les bombes existent, mais il y a aussi beaucoup de vie en Irak ».
Anais Heluin – www.sceweb.fr
Looking for Orestia
Traduction française : Florence Dupont
Traduction arabe d’après Youssef Seddik
Avec Haythem Abderrazak, Maimoon Al Khalidi, Marc Berman, Yas Khdhaer, Judith Morisseau, Ikbal Naim, Hakim Romatif, Suha Salim, Violaine Schwartz et les musiciens Sari Al Bayati, Khaled Al Khafaji
Regard chorégraphique : Imen Smaoui
Collaboration artistique et traduction : Arafat Sadallah et Hajer Bouden
Création vidéo et régie : Mathieu Lontananza
Création lumière et régie : Adèle Grandadam
Régie son : Mélissa Vieille
Habillage et costumes : Anne Darot
Projet conçu et porté par Siwa Plateforme, laboratoire artistique itinérant des mondes arabes contemporains.
Direction artistique : Yagoutha Belgacem
Coordinateur : Chamseddine Zitouni
Collaboration artistique et écriture : Jean-Pierre Han
Production déléguée Siwa Plateforme en coproduction avec le Centre dramatique national Besançon Franche-Comté et La Fonderie – Le Mans.
Avec le soutien de l’Ambassade de France en Irak, de la Délégation européenne en Irak, du Ministère de la Culture en Irak, du Centre culturel du ministère du pétrole – Irak, de l’Institut français à Paris et de l’Onda – office national de diffusion artistique. Avec la participation du Training Space Workshop de Bagdad – Irak.
Projet conçu et porté par Siwa Plateforme, laboratoire artistique itinérant des mondes arabes contemporains. En coproduction avec le CDN Besançon Franche-Comté et la Fonderie – Le Mans. Avec le soutien de l’Ambasade de France en Irak, du Ministère de la Culture en Irak, de l’Institut français à Paris et de l’ONDA – office national de diffusion artistique. Avec la participation du Training Space Workshop de Bagdad – Irak et Kana Theatrical Center Szczecin – Pologne. Laboratoire expérimental présenté au CDN Besançon Franche-Comté du 20 au 22 septembre 2018.
La trilogie L’Orestie d’Eschyle est éditée dans la traduction française de Florence Dupont par L’Arche éditeur. www.arche-editeur.com
CDN de Besançon – Franche-Comté
Du 20 au 22 septembre 2018
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