Incontestable réussite tant sur le plan visuel que musical, Les Misérables remplit à la perfection le cahier des charges de la comédie musicale. Porté par des interprètes remarquables, ce spectacle est un émerveillement, mais peine à embrasser la misère, la vraie, par une esthétisation outrancière.
Depuis sa création en 1978, le public de cette comédie musicale fédératrice et intemporelle se compte en centaines de millions à travers le monde. Les Misérables est un tube du genre, et cette nouvelle production en français marque son retour parisien pour le plus grand bonheur de ces amateur.ices. Il y avait donc foule ce dimanche après-midi au Théâtre du Châtelet, et l’excitation était palpable dès l’entrée dans la salle. Les téléphones, brandis tantôt vers l’imposant lustre sous la coupole, tantôt vers le rideau de scène, une toile aux tons marron-ocre avec traînées de rouge, annonçant le premier tableau, immortalisaient le moment, l’instant d’avant, suspendu, avant de plonger trois heures durant dans cette adaptation en chansons du roman-fleuve de Victor Hugo. Et les lumières de la salle de baisser ; et notre voisine de murmurer, frémissante d’attente : « Ça va commencer » ; et la musique, orchestrale, dramatique et grandiloquente, de déferler en premier de toute sa puissance expressive. Les vannes sont ouvertes. « Ça va être sublime », pense-t-on intérieurement.
Le premier tableau le confirme, aussi saisissant visuellement que musicalement. Un chœur masculin de forçats aux prises avec une mer démontée. Jean Valjean quitte le bagne après une peine de 19 ans pour le vol d’un pain. Le passeport jaune qu’on lui remet n’est qu’un autre boulet au pied : où qu’il aille, il est stigmatisé. Mais l’évêque lui offre l’hospitalité, il croit en sa bonté, et cette rencontre lui fait embrasser une nouvelle vie, d’altruisme et d’abnégation, sous un faux nom. Le personnage de Jean Valjean est le centre névralgique du roman, son fil conducteur qui l’ouvre et le clôt. Son parcours de rédemption en est l’un des axes essentiels et l’adaptation scénique proposée va dans ce sens. Aussi caméléon soit-il, cet homme est notre point de repère, une boussole dans cette fresque historique épique. Il fait le lien entre tous les personnages qu’il rencontrera sur son chemin : Fantine, Cosette, le couple Thénardier, Marius, et bien sûr Javert, sa bête noire…
Sur le plateau du Châtelet, les tableaux défilent au gré des épisodes, les décors, signés Emmanuelle Roy, glissent sur le sol, alternent et s’enchaînent sans temps morts, soutenus par une création vidéo de toute beauté, qui n’est pas sans rappeler les aquarelles que peignaient Hugo, artiste complet s’il en est. Et l’on passe d’un trottoir parisien à une sortie d’usine, d’une auberge aux barricades avec fluidité. Tout est tuilé, réglé au cordeau, sans bavure ni rature. La mise en scène de Ladislas Chollat orchestre cette chorégraphie de décors et la multitude d’interprètes dans une harmonie rassurante. Les images sont superbes, les costumes apportent ça et là des touches de couleurs dans des ambiances souvent nocturnes, froides et sombres. Esthétiquement, aucune fausse note à l’horizon, l’enchantement propre à la comédie musicale est au rendez-vous. On se régale et le public, chaleureux, applaudit à tout rompre à la fin de chaque scène, clairement content.
Dans cette scénographie mobile, qui offre profondeur de champ, variations d’échelle et promontoires, la troupe est à son aise et les interprètes sont admirables. Retrouver la divine Claire Pérot est un cadeau. Elle tient son personnage avec une dignité sans faille, épaules droites et voix toute en nuances, et fait de Fantine une mère courage jamais larmoyante. Benoît Rameau est un Jean Valjean plein de superbe et Sébastien Duchange, en Javert, lui tient tête avec panache. David Alexis et Christine Bonnard forment un couple Thénardier plus drôle que méchant, mais tout de même sacrément fourbe. En Cosette adulte, Juliette Artigala impose sa voix toute en grâce, tandis qu’Océane Demontis est une Éponine éconduite bouleversante à la voix éclatante. Quant à Jacques Preiss en Marius, il fait de son chant de deuil, Seul devant ces tables vides, l’un des plus beaux moments du spectacle.
Tout est là. Qualité vocale et de jeu dans un livre d’images grandeur nature. Le livret signé Alain Boublil en français ne démérite pas. L’orchestration grandiose, à grand renfort de cuivres et percussions, accompagne et porte ce récit au long cours avec une emphase lyrique en phase avec le soulèvement des cœurs et du peuple. Dirigé en alternance par Alexandra Cravero et Charlotte Gauthier, deux cheffes à la baguette aussi précise qu’énergique – la profession étant majoritairement masculine, le souligner n’est pas un détail –, l’orchestre du Théâtre du Châtelet donne tout ce qu’il a dans le ventre pour rendre hommage à la composition de Claude-Michel Schönberg, et c’est une déflagration tempétueuse éclairée d’accalmies, où l’amour filial le dispute à la maltraitance, où la misère se réchauffe à coup de brasero et d’amours tarifés au pied des réverbères, où la révolte populaire succède au coup de foudre ; et dans ce chaos d’une époque en proie aux flammes, la lutte du bien contre le mal, charité chrétienne et loi sociale. Et si, sortis de leur contexte romanesque, les personnages deviennent figures archétypales pour mieux entrer dans les codes de la comédie musicale, on a plaisir à retrouver leurs valeurs et leurs trajectoires, leur évolution dans le temps ou leur destin fauché rapidement.
Ainsi, Les Misérables, nouvelle version, remplit à merveille son rôle de spectacle de fin d’année flamboyant, et sa perfection d’exécution force le respect à tout point de vue. Mais face à un public, disons-le tout de même, de nantis, la romantisation de la misère à l’œuvre dans ce show chatoyant contraste avec une réalité impossible à nier : la paupérisation grandissante de la société et la situation de précarité plus qu’alarmante. Face à ce hiatus, comment ne pas frissonner devant cette esthétisation qui n’en apparaît que plus indécente ? Les Misérables est un grand spectacle populaire – qui a, certes, dû coûter très cher, on n’en doute pas –, mais réservé à une tranche de la population qui peut se payer le billet, il faut bien l’avouer.
Et la portée politique de l’œuvre de Victor Hugo, certes abordée dans les très belles scènes de barricades et ce chant du peuple magnifique, en reste à l’état d’imagerie glacée très éloignée de la réalité de la misère invisibilisée aux portes du Châtelet. Les préoccupations sincères et véritables de l’auteur sont appauvries par la forme même et les codes scéniques respectés à la lettre. On peut se laisser bercer sans réticence par ce monument du genre, mais en profiter pour relire Hugo ne ferait pas de mal, lui qui écrivait dans sa préface à sa fresque éminemment sociale : « Tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles ». Il est parfois bon (et utile) de revenir à la source de la littérature sans bouder pour autant son plaisir de spectateur.ice.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Misérables
Livret, d’après le roman de Victor Hugo, Alain Boublil
Musique Claude-Michel Schönberg
Mise en scène Ladislas Chollat
Direction musicale Alexandra Cravero, en alternance avec Charlotte Gauthier
Avec Benoît Rameau, Sébastien Duchange, Claire Pérot, David Alexis, Christine Bonnard, Juliette Artigala, Jacques Preiss, Océane Demontis, Stanley Kassa, Maxime de Toledo, Paul Wandrille Charbonnel en alternance avec Liam Jabnoune, Victor Bigot et Gaspard de Cerner, Maëlys O Neil en alternance avec Louise Monteil, Bertille Grégoire et Iris Monzini, Émilie de Froissard en alternance avec Suzanne Bafaro Roxane Carbonnier et Penny Padilla, Basile Alaïmalaïs, Mickaël Alkemia, Grégory Benchenafi, Cédric Chupin, Ronan Debois, Joseph de Cange, Vincent Gilliéron, Bastien Jacquemart, Alexandre Jérôme, Yoann Launay, Ryan Malcolm, Arnaud Masclet, Henri Pauliat, Harold Simon, Juliette Behar, Ludmilla Bouakkaz, Ambre Brisset, Mathilde de Carné, Clara Enquin, Myriana Hatchi, Louise Leterme, Camille Mesnard, Barbara Peroneille, Ariane Pirie, Lara Pegliasco, Charlotte Hervieux, Louis Buisset, Bastien Monier
Orchestre du Théâtre du Châtelet composé de Charlotte Scohy ou Sarah Van der Vlist, Coline Prouvost ou Althéa Inial, Clément Caratini ou Benoît Savin, Jérôme Flaum ou Christine Calero, Christophe Struzynski ou François Bonhomme, Thaïs Jude ou Noé Nillni, Guillaume Millière ou Nicolas Desvois, Arnaud Tibère-Inglesse ou Charlotte Gauthier, Mathieu Serradell ou Philippe Gouadin, Sandy Lhaïk ou Renaud Muzzolini, Laurent Manaud Pallas ou Mathilde Borsarello, Maud Gabilly ou Julien Lo Pinto, Pauline Buet ou Barbara Le Liepvre, Marthe Moinet ou Benoît Levesque
Décors Emmanuelle Roy
Costumes Jean-Daniel Vuillermoz
Lumières Alban Sauvé
Chorégraphie Romain Rachline Borgeaud
Vidéo CUTBACK
Sound designer UNISSON DESIGN
Pianiste répétiteur Arnaud Tibère-Inglesse
Collaborateur à la mise en scène Eric Supply
Assistante décors (maquette) Marie Hervé
Assistante costumes Zoé Caillet
Coach de combat Hugo Bariller
Coordinatrice d’intimité Fanny Guiard-NorelProduction Théâtre du Châtelet ; SPJL Production – Stéphane Letellier-Rampon
En accord avec Cameron Mackintosh, Music Theatre International, Drama Paris et Cameron Mackintosh LtdDurée : 3 heures (entracte compris)
Théâtre du Châtelet, Paris
du 20 novembre 2024 au 2 janvier 2025Théâtre du Casino Barrière, Lille
le 8 février 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !