Simon Falguières s’égare dans son épopée
Spectacle-fleuve de treize heures, Le Nid de Cendres de Simon Falguières brille par sa maîtrise scénique et son interprétation autant qu’il s’enferre dans un propos problématique sur divers points.
Il faudra un jour raconter l’histoire des spectacles-marathons présentés au Festival d’Avignon. Initiée avec Le Mahabharata monté, en 1985, par Peter Brook (décédé récemment), la pratique est depuis reprise de loin en loin, jusqu’à se faire régulière à partir de la fin des années 2000 et de la trilogie Littoral – Incendies – Forêts de Wajdi Mouawad (2009). Depuis, c’est une tradition, voire, une institution et chaque édition se doit de proposer a minima un spectacle-fleuve. Cet exercice d’endurance autant pour les équipes artistiques et techniques que pour le public, synonyme de souvenirs mémorables, participe du mythe d’Avignon. Aussi parce que l’on dépasse la découverte d’une œuvre pour accéder à une expérience collective particulière où se met en jeu une communion entre scène et salle et entre spectateurs voisins – et c’est peu de dire que le théâtre aime ces dispositifs et l’utopie qu’ils déploient.
Outre Ma Jeunesse exaltée monté par Olivier Py, un second spectacle offre cette année une durée hors norme : Le Nid de Cendres. Écrite et mise en scène par le jeune auteur et metteur en scène Simon Falguières (né en 1988), la pièce telle qu’elle se donne aujourd’hui est l’aboutissement de plusieurs versions débutées il y a un peu plus de sept ans. Avec ses treize heures découpées en sept « Chants », l’ensemble réunit dix-sept comédiens – dont Falguières – pour certains chanteurs et/ou musiciens pour une cinquantaine de rôles. Cette vaste épopée déplie deux histoires qui finiront par se rejoindre : celle d’un monde imaginaire où vivent un roi, une reine, leur cour et leur progéniture et celle d’un monde plus réaliste et proche du nôtre qui, à la suite d’un grand bouleversement, doit se réinventer.
Dans le premier, la reine tombe malade et, pour la sauver le roi, envoie ses fils en quête de l’autre monde. Tous deux se noyant, c’est la fille, Anna, au tempérament téméraire et refusant l’assignation sexiste, qui décide de monter son propre équipage pour trouver Gabriel, homme hantant ses rêves. Dans le second, peu de personnes ont subsisté à l’immense incendie ayant tout ravagé. Outre un couple de classes moyennes qui abandonne son nouveau-né (le fameux Gabriel) près d’une roulotte de comédiens ambulant et ladite troupe, l’on croise également Monsieur Badile, alter ego (et anagramme) roué et matois du diable.
Si la fable de ce récit est touffue, l’on se balade avec aisance d’un monde et d’une époque à l’autre en embrassant trente années de vie. De l’arrivée de la catastrophe à la naissance de Gabriel et Anne, de leur volonté de part et d’autre de se retrouver à leur rencontre jusqu’à l’effondrement tout autre qui les guette, la troupe d’interprètes tient la barre de bout en bout. Les lieux y sont également multiples : appartement, palais royal, bord d’une falaise, désert de cendres, limbes, pôle avec sa banquise, ville, forêt, théâtre ambulant, etc. Signée Emmanuel Clolus (scénographe entre autres de Christine Letailleur, Stanislas Nordey, Marc Paquien, Wajdi Mouawad, etc.), la scénographie recompose cette multiplicité d’espaces à l’envi. Les modules scéniques amovibles, les quelques meubles et les servantes (lampes) fort nombreuses dessinent avec fluidité tous ces territoires.
L’on retrouve un vocabulaire théâtral pouvant évoquer des spectacles de jeunesse d’Olivier Py ainsi que d’autres metteurs en scène revendiquant le qualificatif de théâtre populaire : théâtre de tréteaux mobile et artifices scéniques à vue, comédiens se faisant musiciens, alternance entre le récit et des adresses directes au public permettant de s’assurer de son adhésion, recours parcimonieux aux musiques enregistrées, création lumières soignée. Parmi les signes ainsi convoqués la servante n’est pas des moindres : cette ampoule fixée sur un pied vertical est une veilleuse habituellement solitaire destinée à éclairer les plateaux de théâtre lorsque ces derniers sont désertés par les équipes. Largement utilisée par Olivier Py – qui alla jusqu’à écrire et mettre en scène sous cet intitulé une grande saga théâtrale jouée à Avignon en 1995 – cette lampe est ici sur-signifiante. Elle devient une métaphore du théâtre et son utilisation fétichisée, renvoie à l’idée d’un art qui veillerait mais ne meurt pas.
Mais il y en a d’autres, des références, des clins d’œil, des citations. Non content de parfaitement maîtriser sa grammaire scénique, Simon Falguières écrit une histoire solidement ancrée dans le théâtre, son patrimoine, ses mythes. Il y a les noms de certains personnages renvoyant à d’autres (Argan, Dorine, Bélise par exemple tirés de Molière) ; il y a le théâtre dans le théâtre ; il y a les structures narratives évoquant d’autres pièces du répertoire. Si l’ensemble peut parfois risquer de virer au catalogue de références, la virtuosité dans l’écriture tout comme l’investissement sans faille de la troupe produisent une ode à l’art théâtral en jouant avec ses codes. D’autant qu’il y a ce que raconte le spectacle dans ses premières parties : à travers l’histoire de ces deux mondes – deux moitiés de pomme – qui finiront par se rejoindre, c’est la question du récit qui est au centre. Émerge l’importance de leur transmission et de leur perpétuelle résurgence chez d’autres auteurs, d’autres poètes, ainsi que la conviction dans la puissance du langage et de la poésie.
Mais – et quoique invariable, ce « mais » est bien ici à entendre au pluriel –, si l’on ne peut que reconnaître la maîtrise des artifices scéniques et la belle énergie des comédiens, apprécier la défiance quant au spectaculaire et le refus de l’esbroufe, l’équilibre subtil entre la comédie et la tragédie, le spectacle se révèle progressivement problématique. Oh, bien sûr, quelques tirades chemin faisant pouvaient mettre la puce à l’oreille : citons la position des artistes ambulants miraculés du grand désastre qui se positionnent comme une espèce à part, potentiellement supérieure. Citons, encore, la princesse Anne et son équipage de femmes qui, plutôt que de travailler à la réinvention des assignations de genre, optent pour une inversion.
Mais ces quelques cailloux blancs pouvaient être mis de côté, tant certaines scènes saisissent : la mort du « palétusier à dos bleu » ou celle où le vieil Argan refuse de mourir, séquence aussi comique qu’émouvante où s’énonce le refus tenace de quitter la scène du comédien. Si le déni était possible, il ne l’est plus face aux deux derniers actes. Dans ceux-ci, Anne et Gabriel se trouvent enfin. Ils se lancent dans la construction d’un théâtre dont la première sera la dramaturge et le second le metteur en scène – assumant sans fard son rôle de patriarche autoritaire. Si leur premier spectacle permet à la reine de se réveiller, signifiant la communion entre le monde réel et le monde des histoires et des symboles, l’on assiste assez interloqué à la mise en œuvre de leur utopie : soit une reconstruction n’interrogeant aucunement les rapports de domination, mais reproduisant benoîtement les structures de pouvoir verticales.
Puis, nous voilà dix ans plus tard. Autour du théâtre une ville a été édifiée par Brock, le frère ennemi de Gabriel, sur les ordres de Monsieur Badile. Le théâtre a périclité, étouffé par la ville et ses structures, et plus aucune pièce n’y joue. À travers le discours de Brock, se félicitant de ses réalisations et manœuvrant avec ses acolytes politiques, le texte déplie une critique acerbe et peu subtile des institutions, de l’administration et de la chose politique. Ce propos balance entre un nihilisme étonnant et une critique de l’institutionnalisation naïve, voire suspecte. Entendez : en se sédentarisant et en se soumettant aux contraintes administratives, en jouant le jeu de l’institution, le théâtre est condamné à mourir et sa créativité à s’étioler. Le seul salut serait alors dans la vie de saltimbanques détachée de toutes contingences extérieures (le texte omettant de mentionner que cette vie n’est accessible qu’à la condition de la marginalité ou de la possession d’une rente).
Cette vision de la pureté d’un art conditionné à son refus de la société dans laquelle il se déploie relève d’un romantisme aux relents réactionnaires. Mais qui résonne avec un appel lancé à plusieurs reprises au retour des récits qui devraient porter, nous dit-on à l’envi, sur « des rois, des reines et des odyssées » (à ce titre, difficile de ne pas songer au travail de la dramaturge et metteuse en scène Alice Zeniter qui travaille, elle, sur la nécessité de s’interroger sur les enjeux de la narratologie).
Ce fatras confus se clôt sur une ultime et sublime image semblant faire fi de ce qui a précédé : investi par la fille de Brock et de sa mère Étoile, le théâtre revit et rassemble tous les protagonistes, la jeune Auguste ré-insufflant par sa conviction un souffle à l’art théâtral. Manière de rappeler que le théâtre, pour Simon Falguières, est le lieu de tous les possibles et que les fables peuvent transcender la réalité, cette scène finale ne parvient pas à faire oublier toutes les ambiguïtés et égarements politiques qui ont précédé.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Le Nid de Cendres
Texte et mise en scène Simon Falguières
Avec John Arnold, Clémence Bertho, Layla Boudjenah, Antonin Chalon, Mathilde Charbonneaux, Camille Constantin Da Silva, Frédéric Dockès, Élise Douyère, Anne Duverneuil, Charlie Fabert, Simon Falguières, Charly Fournier, Victoire Goupil, Pia Lagrange, Lorenzo Lefebvre, Charlaine Nezan, Stanislas Perrin, Manon Rey, Mathias Zakhar
Dramaturgie Julie Peigné
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumière Léandre Gans
Son Valentin Portron
Costumes Lucile Charvet, Clotilde Lerendu
Accessoires Alice Delarue
Assistanat à la mise en scène Ludovic LacroixProduction Le K
Coproduction Festival d’Avignon, Théâtre Nanterre-Amandiers, La Comédie de Caen CDN de Normandie, ThéâtredelaCité CDN Toulouse Occitanie, Le Tangram Scène nationale d’Évreux-Louviers, le CDN de Normandie Rouen, Le Préau CDN de Normandie Vire, Le Trident Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin, Dieppe Scène nationale, Scène nationale 61, Le Réseau des Producteurs Associés Normands, Théâtre du Nord CDN de Lille-Tourcoing-Hauts de France, La Rose des vents Scène nationale Lille Métropole Villeneuve-d’Ascq.
Avec le soutien de la DGCA – ministère de la Culture, Drac Normandie ministère de la Culture, Région Normandie, Département de l’Eure, ODIA Normandie et pour la 76e édition du Festival d’Avignon : Spedidam
Avec l’aide du Moulin de l’Hydre (Saint-Pierre-d’Entremont), Éric et Claire Goupil, la famille Lagrange-Pontaillier
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National et le dispositif d’insertion de l’École du NordLe Nid de Cendres de Simon Falguières est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.
Durée : 13h (entractes compris)
Festival d’Avignon 2022
La FabricA
du 9 au 16 juilletComédie de Caen
du 10 au 12 mars 2023Théâtre Nanterre-Amandiers
du 9 au 20 maiThéâtredelaCité, Toulouse
les 3 et 4 juin
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