Au Festival d’Aix-en-Provence, Dmitri Tcherniakov met en scène des couples quasi sexagénaires en mal de désir et à la découverte de pratiques échangistes dans un Così fan tutte de Mozart froidement analytique, plus morose que vivifiant.
C’est une saison exceptionnellement dense pour Dmitri Tcherniakov, commencée à l’automne dernier, par un Ring de Wagner donné à Berlin, qui témoignait magistralement de sa capacité à se confronter aux œuvres dont il s’empare toujours avec une inventivité et une lucidité passionnantes. Des visions fortes, des lectures profondément renouvelées, le metteur en scène russe n’en manque pas. Celles-ci exigent beaucoup, des interprètes comme des spectateurs. Parfois pour le meilleur, parfois elles tombent à plat. Cet été, l’artiste fait son retour à la fois à Aix-en-Provence et à Mozart avec un étrange Così fan tutte au scénario complètement revisité. Et le résultat laisse perplexe.
Comme souvent, Tcherniakov propose une expérience qui a de quoi déconcerter. S’il écarte d’emblée l’idée de mettre en scène, comme d’ordinaire, d’innocents jouvenceaux à l’école de l’amour, il représente les protagonistes sous les traits de gens murs et aisés, dont les cheveux sont teints ou blanchis, et les lunettes bien chaussées sur le nez. L’enjeu n’est évidemment plus la découverte du désir, mais sa reconquête. Ces bourgeois guindés ont des décennies de vie conjugale derrière eux. En s’encanaillant, ils aspirent à conjurer la routine et voir renaître leur libido au bord de l’extinction. C’est ainsi que les deux couples centraux participent à un séminaire libertin, censé réveiller une certaine stimulation sexuelle, sous la houlette de Despina et Alfonso, hôtes d’une superbe maison moderne et isolée. Pas de travestissement, pas de tromperie, le jeu auquel tous se livrent se fait à visage découvert et dans un total consentement.
Déjà dans Don Giovanni monté en 2010, puis repris en 2013 au Théâtre de l’Archevêché, le metteur en scène russe faisait du rôle-titre un personnage sur le retour, une sorte de loser dépressif et décadent aux antipodes du séducteur invétéré. Amateur de détournements et de distorsions des livrets lyriques, le metteur en scène enfonce le clou en ôtant à Così fan tutte tout le sex-appeal qui fait pourtant son charme et sa vitalité. Au risque de la redondance, il a une nouvelle fois recours aux jeux de rôles et autres thérapies de groupe pour retomber sur ses pattes. Dans un grand salon à l’épure hyper design, on dîne très longuement aux chandelles, et les rires de façade, tout comme les manières mondaines, masquent mal un profond désenchantement. Le champagne aidant, les convives se dérident et regagnent les chambres situées derrière des portes vitrées coulissantes. Symbole éloquent : les lits sont et resteront impeccablement faits. Pas un pli. Tout respire le confort matériel et l’apparente hospitalité, mais c’est pourtant dans ce cadre chic et austère que se jouera, à huis clos, un théâtre bien cruel, celui d’une intime mise à l’épreuve, alors que la petite sauterie dégénère en violente prise d’otage avec scène d’humiliations et séquestration.
Le concept intéressant, mais fort contraignant, de Tcherniakov suppose une distribution qui puisse le rendre absolument crédible. Rainer Trost (Ferrando), Russell Braun (Guglielmo), Claudia Mahnke (Dorabella), et enfin Agneta Eichenholz, qui tire davantage son épingle du jeu dans le rôle si difficile de la rétive Fiordiligi, abordée ici tout en finesse et langueur, ne sont nécessairement plus d’une première fraîcheur vocale et physique. Ils ont chanté les rôles il y a quinze, vingt, trente ans et les maîtrisent parfaitement. Chacun fait avec ses moyens actuels, parfois de beaux restes, mais aussi d’immanquables fragilités. Le chant n’est pas dénué d’un certain style, mais il demeure peu luxuriant. Les voix paraissent un peu courtes, poussives, aigrelettes. Elles manquent de chaleur, de liant, de phrasé. Dirigé par Thomas Hengelbrock, l’Orchestre Balthasar Neumann qui les accompagne se met presque en sourdine et semble marcher sur des œufs. On préfère la Despina vocalement plus charnelle et charnue de Nicole Chevalier, dont la ligne de chant fougueuse, pulpeuse, ainsi que l’abattage scénique, revigorent. Épouse moins empruntée et plus délurée, qui prend des baffes autant qu’elle est dévorée de fiévreux baisers, elle forme un couple dangereusement ambivalent avec l’Alfonso de Georg Nigl, à la limite du parlé-chanté. Voix nasillarde, trop claire et peu timbrée, l’artiste déroute, mais confère au personnage un aspect névrotique et vampirique, une drôle et inquiétante étrangeté. Ce sont eux qui s’excitent en menant le jeu, munis d’une télécommande pour mettre en route les interventions du chœur et d’un menaçant fusil de chasse.
Personne ne démérite vraiment, personne ne chante admirablement. Le plus impressionnant est que chacun paraît pourtant d’une incroyable évidence pour servir le propos atypique qui est défendu. Car, toujours à la recherche d’une vérité absolue dans sa direction d’acteurs, Tcherniakov propose un travail théâtral au scalpel et remarquablement juste. Pour autant, l’expérience est peu grisante. On fait alors devant sa version de Così fan tutte le deuil de la jeunesse, de l’ardent et insolent désir, des pulsions insouciantes, de la passion et de la jubilation que Mozart s’évertue à exalter et à distiller tout au long de son œuvre.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Così fan tutte
Opéra buffa en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart
Livret de Lorenzo Da Ponte
Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène, scénographie Dmitri Tcherniakov
Avec Agneta Eichenholz, Claudia Mahnke, Rainer Trost, Russell Braun, Georg Nigl, Nicole Chevalier
Costumes Elena Zaytseva
Lumière Gleb Filshtinsky
Assistant à la direction musicale Finnegan Downie Dear
Chef de chant, pianoforte Andreas Küppers
Cheffe de chant, répétitrice de langue Carmen Santoro
Assistants à la mise en scène Joël Lauwers, Thorsten Cölle
Assistante aux décors Ekaterina Mochenova
Assistante aux costumes Vera Giua
Chœur Académie Balthasar Neumann
Chef de choeur Detlef Bratschke
Orchestre Balthasar Neumann EnsembleNouvelle production du Festival d’Aix-en-Provence, en coproduction avec le Théâtre Stanislavski
Festival d’Aix-en-Provence 2023
Théâtre de l’Archevêché
les 6, 8, 11, 13, 15, 17, 19 et 21 juillet, à 21h30Théâtre du Châtelet, Paris
du 2 au 22 février 2024
avec comme distribution Agneta Eichenholz, Claudia Mahnke, Rainer Trost, Russel Braun Guglielmo, Patricia Petibon, Georg Nigl
Les Talens Lyriques
Christophe Rousset, direction
Aix fidèle à elle même , choisir des metteurs en scène qui propose au public une interprétation laide médiocre et vulgaire sous la bannière dite de la modernité comme la répugnante version des noces de figaro une insulte absolu à l œuvre superbe du génial Mozart