Avec Bestiaire, Jeanne Mordoj transmet sa pratique d’un art forain contemporain, très personnel, à un autre artiste. À lui tout seul, l’acrobate Hichem Chérif déploie toute une ménagerie qui vient à la fois troubler et révéler la nature humaine.
En programmant Bestiaire à l’Académie Fratellini, le Théâtre Gérard Philippe (TGP) ne fait pas qu’entretenir des liens avec ses voisins de Saint-Denis : il se met au service d’une aventure artistique née au sein de l’école de cirque, il y a quelques années. Pour Jeanne Mordoj en effet, ainsi que pour Hichem Chérif, jouer dans cette école de cirque est une manière de revenir à la genèse de leur pièce, qui pour tous les deux représente une étape majeure dans leur parcours artistique, une sorte de transformation. Venir en 2022 avec Bestiaire à l’Académie Fratellini, c’est en effet pour eux retourner sur les lieux de leur rencontre en 2016 sur la création Fil-fil, dont Hichem Chérif était l’un des trois interprètes, alors tous apprentis de l’Académie Fratellini. Formée au Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, fondatrice de la compagnie BAL en 2000, Jeanne Mordoj signait alors sa première création consacrée au très jeune public, et par la même occasion sa première pièce dont elle n’était pas elle-même actrice. Interprétée par Hichem Chérif, seul en scène cette fois, sa nouvelle création prolonge ce double geste avec un bonheur qui s’offre en partage avec un minimum de filets : juste ce qu’il faut pour souligner les multiples métamorphoses de l’artiste.
Première à bien des égards pour Jeanne Mordoj autant que pour Hichem Chérif, Bestiaire est une pièce sur le changement, sur la mutation des êtres. Au cœur d’un petit espace de jeu carré aux allures d’arène, uniquement séparée du public par quelques ficelles rouges, l’acrobate exprime d’emblée une identité complexe, où l’humain fraie avec l’animal sans que l’un ou l’autre semble vouloir prendre le dessus. Sautillant de l’un à l’autre des cubes de différentes dimensions qui constituent l’unique élément de scénographie de la pièce, l’artiste nous accueille à la manière curieuse et craintive de l’oiseau. La tête tendue vers l’avant, secouée par des mouvements secs et répétitifs, tantôt circulaires tantôt comme dirigés vers une cible invisible, Hichem ne caricature pas le volatile – merle, pintade ou autre, selon nos désirs – qu’il évoque par le geste. Sans le juger, il l’invite. Comme Jeanne Mordoj lorsqu’elle se faisait femme à barbe (L’Éloge du poil, 2007) ou créature pondeuse (La Poème, 2012), Hichem Chérif accueille l’Autre dans son corps sans pour autant s’en chasser lui-même. À moins qu’il ne laisse s’exprimer des parts de lui-même qu’il a l’habitude de taire.
En convoquant les uns après les autres toutes sortes d’animaux par le simple jeu de ses muscles, par son visage qu’il utilise comme un masque vivant, prêt à toutes les déformations, Hichem Chérif brouille les frontières entre les espèces. Dans un semi-silence qu’il ne rompt que pour prononcer quelques mots anodins, il met sa part humaine entre parenthèses. Il nie toutes les hiérarchies qui séparent humains et animaux, et divisent ces deux espèces en catégories plus ou moins étanches. Dans Bestiaire, l’homme ne surplombe ni l’oiseau ni le chien ou le singe : il partage avec eux un même espace, dans une négociation permanente que l’interprète excelle à rendre sensible grâce à un vocabulaire gestuel très précis et toujours contenu. Jeanne Mordoj et Hichem Chérif évitent avec subtilité les écueils qui guettent tout artiste cherchant à parler de l’animal ou à s’en inspirer. Leur belle réussite tient essentiellement à ce que pour eux, passer par la bête est une manière d’interroger l’étrange chose qu’est un spectacle. Qu’est-ce que l’on montre, quand on monte sur scène ? Et que fait-on lorsqu’on regarde celui qui le fait ? En invitant l’animal dans l’humain, Le Bestiaire d’Hichem réactive avec force ces questions mille fois posées. Passant par le corps beaucoup plus que par le langage, elle les transmet au jeune public à qui elle s’adresse en priorité avec la légèreté de l’oiselet. Le message passe aisément la barrière de l’âge.
Le rapport que l’homme entretient avec l’animal dans cette pièce évoque celui de Baro d’Evel, qui depuis une vingtaine d’années développe un univers où l’humain et l’animal participent des mêmes « petites cérémonies pour être ensemble ». Comme la compagnie franco-catalane dirigée par Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, Jeanne Mordoj aborde cette porosité entre les espèces en se plaçant à la lisière de plusieurs disciplines. Si avec sa configuration quadrifrontale, la pièce évoque la piste de cirque, Bestiaire confine aussi à la danse et au mime. Il se rattache surtout au théâtre forain, dont Jeanne Mordoj se revendique très volontiers. Car dans sa façon de se donner à voir, en franchissant régulièrement la fine barrière de fil qui le sépare de ses spectateurs – réaction assurée chez les plus jeunes, qui hésitent entre terreur et hilarité –, Hichem Chérif assume une forme d’exhibition qui porte les traces de formes de représentations passées. De cirques, de cabarets où les bizarreries, où les étrangetés étaient montrées de près. Sans être lui-même un monstre, Hichem Chérif rend hommage à tous ceux qui l’ont précédé, et à ce qu’ils ont pu révéler de la nature humaine. L’exploration est à poursuivre avec L’errance est humaine, le septième solo de Jeanne Mordoj qui forme un diptyque avec Bestiaire, qui est une belle pièce de transmission.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Bestiaire
Conception Jeanne Mordoj
AVEC Hichem Chérif
CRÉATION SONORE Mathieu Werchowski
RÉGIE GÉNÉRALE Clara MarcheboutProduction Compagnie BAL – Jeanne Mordoj
Coproduction Les 2 scènes – scène nationale de Besançon ; La Madeleine – scène conventionnée, Troyes.
Avec l’aide du Conseil Départemental du Doubs et de la Ville de Besançon.
La compagnie BAL – Jeanne Mordoj est conventionnée par le ministère de la Culture (DRAC Bourgogne-Franche-Comté).Académie Fratellini – Saint-Denis (programmé par le Théâtre Gérard Philippe)
Du 23 au 27 mars 2022
Festival Spring – Normandie
Les 1er et 3 avril 2022
Le Nouveau Relax – Chaumont
Du 4 au 6 mai 2022
La Madeleine – Scène conventionnée de Troyes
Les 9 et 10 mai 2022
La BUS, Pantin et le Pré Saint-Gervais
Du 30 juin au 2 juillet 2022
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