Accompagné par le musicien Eric Pifeteau, le comédien s’appuie sur sa présence scénique immuablement particulière pour porter haut le verbe pamphlétaire et politique de Paul Nizan.
On avait quitté Laurent Sauvage à la MC93, seul en scène, aux commandes d’un texte puissant, L’Homme incertain de Stéphanie Chaillou. Porté par la radicalité scénique de Julien Gosselin, le comédien avait alors mobilisé toute la puissance de son jeu, terrien en diable, pour incarner ce père-agriculteur en proie à ses doutes et ténèbres intimes. Cette voix fracturée, il avait su la propulser, lui donner une âme, la rendre universelle, transformant la scène en ring où toutes les luttes, à commencer par celles contre soi-même, seraient possibles. Quelques années plus tard, on le retrouve à la MC93, seul en scène – ou presque –, aux commandes d’un autre texte puissant, Aden Arabie de Paul Nizan, dont il a sélectionné certains fragments, parmi les plus politiques, pour prouver, une nouvelle fois, que le théâtre est bel et bien un sport de combat.
Lorsqu’il écrit ce récit de voyage, mi-autobiographique, mi-pamphlétaire, Paul Nizan n’a pas trente ans. Et pourtant, il se montre déjà capable, à la manière des plus matures, d’affirmer, sans barguigner, dans un incipit resté célèbre : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » C’est que le jeune intellectuel, philosophe et normalien, en a déjà suffisamment vu ; assez à tout le moins pour dresser le portrait sans concession, le réquisitoire pourrait-on presque oser, d’une société capitaliste qui oppresse, jusqu’à dévorer, ses propres enfants, et plus particulièrement les femmes, les jeunes et les déshérités. Anti-capitaliste, anti-colonialiste, le texte de Nizan est bien une oeuvre de son époque, celle du début des années 1930, et de ses propres tourments, mais, à l’entendre aujourd’hui, la charge fait encore frémir.
Comme si la grande roue de l’Histoire, tournant sans cesse, repassait les mêmes plats, comme si nous en étions revenus, collectivement et individuellement au même point, ses mots résonnent avec une acuité folle. « L’exploitation présente des ouvriers, l’anarchie de la terre, la corruption des politiques, la misère sentimentale dont tout le monde est entrain de mourir ne sont pas des déviations actuelles d’une destinée béatifique de l’humanité en soi », assène-t-il avec l’assurance de ces voix venues d’outre-tombe qui, sans pouvoir l’anticiper, décrivent l’ultra-contemporain. Communiste, Paul Nizan parvient, et c’est là toute sa force, à se détacher de la stricte macropolitique pour entremêler, avec une rage certaine, l’intime et le politique, et ausculter à l’échelle individuelle la responsabilité de chacun, et notamment des bourgeois, dans le marasme commun. Dans son viseur, l’homo economicus, « un animal content de son économie du profit supplémentaire », tance-t-il, occupe une place de choix. Ravi de lui-même et de son petit sort, ce premier bras armé du capitalisme, et de l’exploitation qu’il suppose, « marche sur les derniers hommes », observe-t-il. « Il est contre les derniers vivants et veut les convertir à sa mort. »
En croisant la route de Paul Nizan, Laurent Sauvage a, en quelque sorte, rencontré son alter-ego. Un homme qui se sert, lui aussi, de ses fêlures comme source de création, de révolte, voire de révolution. Ces mots déflagrateurs, le comédien ne cherche jamais à les interpréter. Il se laisse plutôt traverser par eux, pour les transmettre à qui voudra les entendre, de sa voix grave, rocailleuse, avec l’effet d’un boulet de canon. Accompagné par le batteur Eric Pifeteau, dont la composition musicale soutient souvent, étouffe parfois, la parole de Nizan, il profite de cette présence scénique, immuablement particulière, qui lui permet d’habiter naturellement le plateau. Chez lui, toute se passe comme si la force le disputait toujours à l’hésitation, l’assurance à la timidité, mais c’est bien ce combat intérieur qui fait toute la beauté de sa proposition. Mi-concert, mi-spectacle, mi-performance, son – quasi – seul en scène inclassable a le charme de ces objets volontairement à l’état brut, ceux dont les aspérités et les failles laissent passer la lumière.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie
Texte Aden Arabie de Paul Nizan
Adaptation et mise en scène Laurent Sauvage
Avec Éric Pifeteau, Laurent Sauvage
Musique originale Éric Pifeteau
Régie générale et lumière Léo GarnierProduction À l’approche des étoiles
Avec le soutien du Manège – Scène Nationale de Maubeuge, MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-DenisDurée : 1h
MC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
du 27 au 30 janvier 2022
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