Plus de 25 ans après la création de ce seul en scène culte, Laurent Poitrenaux confie le rôle de ce majordome à nul autre pareil à Guillaume Costanza, qui parvient, avec une remarquable maîtrise, à le faire à sa main.
Reprendre un rôle. Au théâtre, l’exercice est, si ce n’est commun, à tout le moins régulier, d’ordinaire réalisé à l’occasion de longues exploitations ou de longues tournées, pour pallier l’absence d’une comédienne ou d’un comédien accaparé par un nouveau projet. Il est toutefois beaucoup plus rare lorsque le rôle en question a été cousu main pour l’acteur qui l’endosse, lorsque, de l’adaptation du texte à la mise en scène, en passant par le travail du corps, tout a été conçu pour, et par, lui, lorsque, au fil des années, le comédien et son personnage semblaient ne faire plus qu’un, comme c’est le cas du Colonel des Zouaves. Depuis la création de ce seul en scène en 1997, sur le plateau du CDDB de Lorient, Laurent Poitrenaux n’a eu de cesse d’y revenir, de se couler encore et encore dans la peau de ce majordome, jusqu’à faire de ce morceau de bravoure théâtral un spectacle culte, un incontournable, un classique contemporain. Longtemps, le comédien a assuré qu’il jouerait Le Colonel des Zouaves toute sa vie, et, dans notre esprit, il ne pouvait d’ailleurs en être autrement, puisque le Colonel, c’était lui. Et puis, finalement, après un dernier tour de piste au tournant des années 2020, l’acteur a décidé de passer la main, de transmettre ce rôle à un autre que lui.
En février 2024, sur la scène du Théâtre de Lorient – comme un symbole –, c’est sous les traits de Guillaume Costanza que l’homme de maison a reparu, et qu’il nous apparaît aujourd’hui au Centquatre-Paris, dans le cadre du Festival Les Singulier·es. Pour le comédien, que l’on a vu successivement dirigé ces dernières années par Arthur Nauzyciel (La Dame aux camélias, Mes frères), Angélica Liddell (Caridad, Dämon) ou Célie Pauthe (Antoine et Cléopâtre), le défi était de taille, au moins à deux égards : parvenir à faire oublier Laurent Poitrenaux à celles et ceux qui l’auraient vu, et réussir à s’approprier la composition textuelle pour le moins retorse d’Olivier Cadiot. « Je dis tout ce que je fais à la même vitesse que je le fais. Je suis bien réglé. Je suis là, c’est moi, ce sont mes mains qui tiennent le plat, il n’y a aucun problème, je vois le plat, je chantonne très doucement la chanson qui permet de faire bien les choses en temps réel. Je suis moi et personne d’autre. Je ne ferai pas tomber le plat. Plus que trois personnes à servir, personne n’entend ma chanson. Je chante très doucement entre mes dents, je souris minusculement, je suis une machine sans erreur, je suis souple et coordonné, je suis non vivant. » Ainsi s’exprime le Colonel des Zouaves, dans un style logorrhéique et avec un phrasé mécanique qui traduisent, tout à la fois, sa fuite en avant à tombeau ouvert et le carcan mental dans lequel il est enfermé. Tel un fugitif de Stockholm coincé dans une prison de verre.
C’est d’ailleurs derrière une grande vitre en plexiglas, nécessaire au dispositif sonore du spectacle, mais qui lui donne l’allure d’un mannequin dans une vitrine ou d’un automate dans une fête foraine, que nous retrouvons notre majordome. Sans barguigner, l’homme en complet gris, digne de sa fonction, commence sa cavalcade effrénée. Suivant son flux de conscience, il mêle allègrement description de gestes impeccablement cadencés, analyse de ce qu’il est en train d’exécuter, considérations sur le monde et les gens qui l’entourent, mais aussi paroles de celles et ceux qui lui servent de collègues, de maîtres, ou assimilés. À travers lui, se dessinent les contours d’un environnement qu’il faut de toute urgence re-régler, en fliquant les domestiques dont il a la charge, et dont le travail n’est jamais assez satisfaisant à ses yeux, et en allant au-devant des désirs de celles et ceux qui l’emploient, quitte, pour cela, à les espionner. Tout chez cet homme n’est que recherche d’efficacité, de la course à pied qu’il s’échine à pratiquer chronomètre en main au ramassage des miettes selon un protocole très précis, jusqu’à cette idée d’élever des lapins sans yeux dans une cave afin qu’ils ne se préoccupent que de se nourrir et que le salpêtre des lieux accélère la maturation de la viande. « Je suis une machine sans erreur, […] je suis non vivant », avait-il prévenu.
Y compris dans la cour qu’il fait à cette « rousse » qui ne le laisse pas insensible, le majordome se montre clinique, chirurgical, froid, robotisé. Si cette exigence extrême paraît procéder de lui, elle n’est en réalité que le fruit du carcan mental dans lequel il évolue, du piège qui s’est refermé sur lui et qui, on le comprend en creux, a été créé de toutes pièces par la soumission à ceux qui l’emploient, et qui s’avèrent plus zouaves que celui qui les sert. Et c’est là que le texte d’Olivier Cadiot, au-delà de sa beauté intrinsèque et du caractère impressionnant de son flot langagier, trouve toute son acuité, dans sa façon de révéler, par la bande, les ravages psychologiques créés par la domestication humaine, par l’absence de reconnaissance qui pousse toujours à en faire plus, jusqu’au trop, par un travail devenu à ce point centre névralgique d’une existence qu’il assèche tout autre désir, et donc toute humanité. Plus de 25 ans après sa première apparition, il est alors inquiétant d’observer que Le Colonel des Zouaves nous tend un miroir qui, aussi grossissant soit-il, s’avère toujours aussi – et peut-être encore davantage qu’avant – fidèle à la réalité.
Cette loupe, Guillaume Costanza la manie avec une aisance, une maîtrise et un doigté déconcertants. Profitant du travail sonore exécuté avec maestria par Johana Beaussart, qui opère une modification en temps réel de la voix de l’acteur en fonction des locuteurs d’origine, le comédien ne cherche jamais à en faire trop, à dompter le texte, mais ne se laisse plutôt traverser par lui, jusqu’à ce que la langue d’Olivier Cadiot semble l’animer, voire le posséder. Là où Laurent Poitrenaux avait donné au majordome l’allure d’une créature à bien des égards monstrueuse, Guillaume Costanza révèle plutôt ce reste ténu, très ténu, d’humanité qui, de temps à autre, affleure, ces fêlures qui, de façon extrêmement discrète, « minusculement » dirait-il, viennent fendiller l’armure, et offrir à ce Colonel ce je-ne-sais-quoi d’étonnamment attachant. Plus qu’à un strict passage de relais, c’est donc à la réappropriation d’un rôle que cette recréation donne lieu. Preuve, s’il en fallait une, que Le Colonel des Zouaves a encore de beaux jours devant lui.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Colonel des Zouaves
Texte Olivier Cadiot (Éditions P.O.L.)
Mise en scène et scénographie Ludovic Lagarde
Avec Guillaume Costanza, Johana Beaussart (accompagnement son)
Collaboration artistique Odile Duboc
Musique Gilles Grand
Lumière Sébastien Michaud
Costume Marie La Rocca
Atelier costumes Peggy Sturm
Conseil chorégraphique Stéfany Ganachaud
Assistante à la mise en scène Céline Gaudier
Régie générale François Aubry
Conseil technique son Jérôme TuncerProduction pour la récréation Compagnie Seconde Nature
Coproduction CDN Orléans / Centre-Val de Loire ; Théâtre de Lorient CDN
Avec le soutien du CENTQUATRE-PARISLa Compagnie Seconde Nature est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Île-de-France.
Durée : 1h30
Vu en février 2025 au Centquatre-Paris, dans le cadre du Festival Les Singulier·es
Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire, dans le cadre d’Écritures en Acte
les 24 et 25 avril
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